mercredi 6 mai 2015

Plein Ouest


   Autant qu’il m’en souvienne, Lisy, Mparany, Lemizo, et moi avions toujours traîné ensemble, tout au moins jusqu’à nos vingt ans. Nos chemins s’étaient séparés ensuite, mais nous avions veillé à rester en contact et nos rares retrouvailles avaient toujours été fêtées comme il se devait. Ces dernières années pourtant, et pour d’obscures raisons, Mparany avait pris ses distances. A aucun moment cet été, alors qu’il se trouvait à Antananarivo, il n’essaya de nous joindre. Comme je m’en plaignais, un soir, Lemizo fit mine de s’étonner :
   - Mais pourquoi aurait-il affaire à un chauffeur et un paysan ?
L’allusion était perfide - nous avions rêvé d’emplois plus prestigieux dans quelque grande entreprise ou dans la Finance - et la provocation grossière, mais je choisis de répondre le plus calmement du monde :
   - Cela ne tient pas. Lisy nous a bien écrit qu’à Paris aussi, il l’évitait. Elle a pourtant réussi, elle !
   - Alors, c’est qu’il n’aime pas les médecins non plus. Le vilain !
…Du Lemizo tout craché ! Paresse intellectuelle ou tare congénitale, je ne sais. Il n’a jamais daigné chercher à comprendre les autres. Sous prétexte de respecter les différences, il était indifférent à tous. Un tel état d’esprit - on pourrait le supposer - prédispose au mutisme, seulement Lemizo ne faisait rien comme personne. Déjouer votre attente semblait lui procurer un malin plaisir. Vous lui parliez du blanc ? Il vous entretenait du noir. De Plénitude ? il vous interrogeait sur le Vide, et quand il lui était donné l' occasion de se taire, il assommait la terre entière de ses inepties. Certes les excentriques aussi avaient le droit de vivre, mais pourquoi lui fallait-il toujours railler ma prétendue “ sensiblerie ” ? Et pourquoi étais-je à ce point susceptible ? Nous ne comptions plus les disputes stériles, si aisément évitables, que nous n’évitions pourtant jamais et d’anodines conversations dégénéraient parce que nous nous soupçonnions mutuellement d’affectation. Que l’autre ne pensât pas comme nous dépassait notre entendement et nous nous étonnions chaque fois de n’être pas compris. Nos proches, à maintes reprises, s’étaient demandés - mais la question nous taraudait, nous aussi -, par quel miracle nous pouvions continuer à nous parler. La vérité était que nous manquions de persévérance - ou de courage - pour nouer et entretenir de nouvelles relations, ailleurs. Du peu de tentatives entreprises - qui furent autant d’échecs - nous retînmes surtout que se lier avec des inconnus n’était pas une mince affaire. Il fallait écouter, intéresser, charmer, bref déployer le jeu harassant et un rien humiliant de la séduction. Sans être assuré de plaire, de surcroît ! Aussi avons-nous décidé de nous supporter, refusant de laisser ce qui semblait être une loi de la nature détruire notre amitié. Nous perdîmes très vite, bien entendu, tout espoir de convaincre quiconque, et si nous nous entêtions entre nous, sans doute était-ce pour nous rappeler le temps de l’innocence, quand la réalité se pliait encore à nos désirs. Quant à l’attitude de Mparany, nous feignions tous deux d’ignorer qu’une amitié pouvait dépérir. Lemizo refusait cette évidence en se réfugiant dans la versatilité ou la morgue ; moi, en rabâchant des questions manifestement sans réponse. L’idée que la défection de notre ami pouvait en préfigurer d’autres nous était intolérable.

   Le retour de Lisy vint à propos me distraire de cette contrariété. Une compagnie d’assistance médicale, récemment installée dans l’île, l’avait engagée comme urgentiste. Elle soignait des touristes et les rapatriait, elle-même, à la Réunion… ou en France quand ils étaient trop mal en point. Consacrant, d’autre part, une journée de sa semaine à consulter dans quelque dispensaire communal, elle me demandait presque toujours de l’y conduire.
   Ceux qui l’avaient connue auparavant étaient unanimes : elle avait su rester simple et disponible. Ils louaient son charme aussi : un teint moins pâle qu’à son arrivée et une coupe à la garçonne lui donnaient un air des plus espiègles. J’aurais parié, pour ma part, qu’elle avait grandi ; “ juste minci ”, corrigea t-elle, non sans fierté.
   Nous eûmes tôt fait de nous retrouver à quatre lors de soirées interminables, Ké la femme de Lemizo remplaçant Mparany, mais l’ambiance n’était plus aussi chaleureuse. Ké se vexait encore trop souvent de nos vieilles plaisanteries qu’elle croyait - à tort - dirigées contre elle. Naina, l’ami de Lisy, aurait pu se joindre à nous, mais - bien qu’elle ne nous ait jamais rien dit à ce sujet -, j’étais certain qu’il ne comprenait pas ce que sa fiancée nous trouvait. Il n’était pas hostile, nous saluait, à l’occasion, mais il était député et sa carrière commandait d’autres fréquentations. Sa compagnie m’aurait déplu, de toute façon. Il trompait Lisy au vu et au su de toute la ville. Ce manque de discrétion m’insupportait.
   - C’est quand même fou qu’elle ne se rende pas compte que ce type est un salaud, dis-je, un jour, à Lemizo.
   - Si tous ceux qui trompent leurs femmes sont des salauds, alors nous en sommes, toi et moi, et ce pays en est infesté, protesta t-il.
Il s’était avancé pour ce qui me concernait, mais je compris non sans tristesse que ce ne devait pas être drôle tous les jours pour Ké.
   - Je ne peux pas croire, fis-je remarquer, que cela ne te fasse rien qu’il l’humilie ainsi
   - J’en souffre autant que toi, concéda t-il, parce que c’est elle, mais qu’y puis-je ? Et d’abord, c’est sa vie ; elle n’apprécierait sûrement pas que tu t’en mêles.
Il avait raison bien sûr. Nous cessâmes d’en parler. Ké et lui partaient, peu après cet aparté, s’installer non loin de Mahajanga, Ké ayant hérité d’un terrain plus vaste que celui qu’ils exploitaient jusqu’alors.

   Hier soir, alors que je la raccompagnais, Lisy demandait à brûle-pourpoint :
   - Te rappelles-tu ce que nous nous sommes promis, tous les quatre, le jour des résultats du bac ?
   Comment aurais-je pu l’oublier ? …Partir un temps, fêter notre réussite sur une plage déserte, loin du vieux monde… Une idée un peu folle, caressée dans un moment d’euphorie, mais vite abandonnée, qui avait marqué le début d’une semaine des plus exaltantes – des plus tristes aussi – que j’aie jamais vécue. Voulant soustraire Lisy à la conscription, ses parents avaient décidé de l’envoyer à l’étranger et nous n’étions pas de trop Lemizo, Mparany et moi pour l’assister dans ses démarches. Installés chez elle, nous nous levions aux aurores pour aller faire la queue, qui au Consulat de France, qui au Ministère de l’Intérieur, pestant contre l’inertie des administrations, prenant tout à cœur, comme si nos propres sorts étaient eux-mêmes en jeu. Nous épuisions nos nuits à apprendre par cœur les rues de Paris et son métro ; à reconnaître ses monuments les plus fameux, persuadés qu’un air blasé seyait aux vrais Parisiens.
   Nous ne redescendîmes sur terre qu’à Ivato1 : elle partait, nous non. Accaparée par sa famille, elle n’eut pas eu le temps de nous étreindre et nous devinâmes plus qu’entendîmes son : Vous allez me manquer, pendant qu’elle patientait dans la zone d’embarquement. Suivre les autres ensuite, assister au décollage, de la terrasse, fut une erreur. Une page était tournée à jamais, et rien ne l’aurait mieux - ni aussi douloureusement - figuré que cet avion disparaissant dans le lointain. Après qu’elle fut partie, nous essayâmes vaille que vaille de maintenir nos habitudes, mais le cœur n’y était plus : une partie de belote sans quelqu’un à tyranniser ne ressemblait à rien ; plus personne ne s’offusquait de nos écarts de langage et de longs silences pesants nous firent comprendre, peut-être pour la première fois de notre vie, que nous faisions l’expérience de l’ennui. Jamais nous n’aurions pu imaginer qu’elle allait laisser un si grand vide.
   Ayant obtenu une bourse, Mparany, à son tour, nous quittait quelques mois plus tard.
   Après avoir perdu de longs mois à manier des armes et alphabétiser des paysans qui n’en demandaient pas tant, Lemizo et moi avions pu enfin nous inscrire à l’Université et décrocher un diplôme dont nous savions pertinemment qu’il ne servirait à rien. Sans un appui haut placé, nous ne pouvions espérer un emploi décent et… nous ne connaissions personne. La déchéance – ou ce que nous considérions comme telle – nous avait rattrapés. Lemizo cédait le premier : par atavisme, il s’en retourna aux champs. Je résistai plus longtemps, mais quand Père prit sa retraite, je dus me résoudre à l’inéluctable. Posant l’enseigne de taxi, sur notre vieille Peugeot, je me leurrais encore à me dire que c’était du provisoire ; qu’il était impossible que mes connaissances n’eussent pas quelque intérêt, mais les années passèrent et de miracle, il n’y en eut point.
   - Prenons-la cette semaine, dit-elle. Partons à Amborovy2 ou ailleurs.
   - Tu sais bien que je ne peux pas. Qui nourrira ma famille ? objectai-je, mais elle avait tout prévu. Elle avait déjà annulé ses rendez-vous, préparé ses affaires et réservé un gîte.
   - A moins que cela te gêne subitement de me louer ton taxi, je ne vois pas où est le problème, argumenta t-elle. Je passerai tôt demain. Nous récupérerons Ké et Lemizo, en chemin.
   Je me levai avant l’aube pour préparer la voiture, mais Ketaka, ma petite sœur, avait décidé de me rappeler qu’elle était une peste quand elle le voulait. Assise à l’arrière, un gros sac à ses côtés, elle m’annonca : Je vais avec vous.
   Je jouai d’abord au moralisateur, scandalisé qu’elle eût pu envisager de manquer une semaine de cours, en pleine année d’examen, mais je ne réussis qu’à m’attirer ses sarcasmes. Je n’étais guère convaincant, il était vrai, lui ayant appris moi-même à imiter la signature des parents afin de leur épargner les incohérences d’un carnet d’absence. Je prétextai de vagues obligations ensuite, qui nous attendaient Lisy et moi, mais elle ne voulut rien entendre et n’était pas dupe. A bout d’arguments, j’endossai mes habits de grand frère borné : Tu ne pars pas, un point c’est tout ! Cela aurait pu s’arrêter là, mais elle sortit en me criant que, réflexion faite, elle ne tenait pas à voir Lemizo, un vicieux qui ne pensait qu’à la reluquer. Je fus odieux : “ Si tu mettais des jupes moins courtes, on ne verrait pas ta culotte et on laisserait ton cul tranquille ! ” Jamais, je ne m’étais permis de lui parler ainsi. J’en étais atterré… Il fallut la consoler longuement et quand enfin elle parut disposée à me pardonner, la clochette du portail tintait. Elle s’y précipita, oubliant sur-le-champ sa bouderie.
   Toutes deux furent rejointes par les parents, et alors qu’ils devisaient gaiement dans le jardin, il me sembla que les étoiles scintillaient davantage ; que le chuchotement du vent dans les branches s’était fait plus cristallin, mais je ne le jurerais pas. Mon imagination, souvent, débordait quand Lisy était dans les parages. Mes parents l’appréciaient, c’était manifeste. Eux non plus ne savaient pas le cacher.
   - J’adore ta famille, dit-elle, une fois dans la voiture. Moi aussi, faillis-je ajouter, mais ces choses-là ne s’avouaient pas.
   - Ils aimeraient nous voir mariés, n’est ce pas ?
   - Sûrement, mais qui donc voudrait de nous ?
Elle me dévisagea, ébahie. Je me gardai bien de lui préciser que je venais de paraphraser Guitry.

   Au carrefour de Vasakaosy, elle me demanda de continuer tout droit.
    - Nous n’allons plus à Amborovy ?
   - Si, répondit-elle, mais j’aimerais que tu fasses un détour par la route-digue. J’ai une ou deux photos à prendre.
   - Traverser Isotry et sa foule des grands jours ? Nous allons y perdre des heures, protestai-je. Tu ne peux pas les faire ailleurs ?
   - Non, pas celles que je veux. Et, d’abord, nous ne sommes pas pressés. Une semaine Mbilo ! Nous avons une semaine ! Détends-toi !
   Comment lui avouer qu’à cause de Ketaka, je n’avais pas eu le temps de vérifier les freins ? Sur les routes désertes de l’Ouest, je me sentais capable de tous les exploits, mais défier une horde de piétons… “ Tente ta chance ” chuchotait une petite voix que je connaissais bien. Je me bouchais les oreilles quand je l’entendais d’habitude, mais, cette fois, je ne pouvais que me soumettre. Ma chance était que les candidats au suicide dormaient encore ou avaient jeté leur dévolu sur un autre quartier, car les malheureux que je voyais déjà passer sous mes roues s’écartaient tous au dernier moment. Lisy prit tout de même peur :
   - Tu ne freines donc jamais ?
   - Si tu le fais, tu n’avances plus. Simple rapport de forces.
Je m’étais efforcé d’énoncer cela calmement, tout en sachant qu’en cas d’accident, nous nous serions fait lyncher. L’affoler d’ailleurs n’avait pas été nécessaire : nous nous en sortîmes finalement sans encombre.
   - Tu vois, ce n’était pas si terrible que ça !
Puisqu’elle le disait…
   Plus loin, sur la rocade, après avoir choisi l’endroit avec soin, elle me fit stopper un peu avant la sortie d’Ambohitrimanjaka. Elle grimpa sur le toit de la voiture et y installa le ‘Blad et son trépied.
   - A t-on jamais vu tableau plus somptueux ! s’extasia t-elle
Au-dessus de nos têtes, le ciel chatoyait du mauve au bleu profond. En face, la colline d’Analamanga3, masse élémentaire posée sur son socle de rizières, occultait tout un pan de l’horizon. Ses flancs baignaient encore dans la pénombre, mais un soleil masqué lui ciselait déjà, un diadème dans l’or le plus pur et l’on aurait juré que les volutes de nuages fins, poussés par la brise d’un nouveau jour, tentaient de l’arracher aux affres de la pesanteur.
Lisy exultait. Elle prit une dizaine de clichés :
   - Je les accrocherai dans ma chambre et mes matins seront toujours plus beaux que les leurs, gris et froids !
Elle se retourna vivement. A son regard consterné, je compris que cela lui avait échappé. Soudain, la lumière fut… âpre et rude. L’enchantement avait cessé.

   La réalité n’allait pas tarder à nous darder de ses piques innombrables, mais l’une d’elle m’avait déjà atteint, quelque part, entre la quatrième et la cinquième côte et faisait très mal. Sur le moment, je ne pus rien laisser paraître. Elle, de son côté, devait tenter d’imaginer ce que j’avais pu saisir ; d’en évaluer les conséquences. Elle sut à quoi s’en tenir alors que nous traversions les dernières bourgades de la capitale. L’animation y était à son paroxysme, les taxis-brousse ayant déversé leurs flots de passagers sur les marchés, où quelques intrépides avaient installé des étals à même la chaussée. Abusant de l’avertisseur, maugréant contre la terre entière, je m’étais laissé submerger par une fureur irrépressible. Ma conduite se fit plus heurtée, obligeant Lisy à se tasser sur son siège et torturer de ses pieds des freins imaginaires. J’aurais voulu lui crier qu’elle était libre de mener sa vie comme elle l’entendait; que ma colère n’était pas dirigée contre elle, mais contre mon impuissance à la réprimer; contre ma peine, manifestement déraisonnable. Seulement, je n’étais pas certain de ne pas l’insulter, elle aussi, si j’ouvrais la bouche. Nous aurions une longue explication, je le savais, mais je ne voulais pas – ni ne pouvais – l’entamer alors que je luttais encore contre mes démons. Je comptais sur sa mansuétude – elle me connaissait suffisamment – pour me pardonner le spectacle que je lui infligeais. Les villages, heureusement, s’espacèrent et, après une heure ou deux, nous nous retrouvâmes sur le vaste océan minéral de Tampoketsa. Le ronronnement du moteur et les crissements des pneus dans les virages, plus réguliers, finirent par nous bercer. A perte de vue, ce n’étaient que ravines désolées, herbes hautes et jeux de lumière sur les crêtes. Un espace aussi vaste laissait nos imaginations vagabonder chacune à leur guise ; il les rapprochait aussi, quand quelques rares apparitions en venaient briser la monotonie. Un marcheur, surgi de nulle part, servit de prétexte pour briser le long silence qui s’était installé entre nous et l’émerveillement partagé au spectacle d’un vol majestueux d’aigrettes scella notre réconciliation.
   - J’ai été stupide, lui dis-je.
   - Je n’ai pas été très adroite non plus, assura t-elle, mais je ne m’attendais pas à une telle réaction. Tu es moins démonstratif d’habitude.
   - Tu m’as toujours reproché de ne pas m’extérioriser. Tu as dû te régaler.
   - Utiliser ton petit pouvoir pour me terroriser, je ne pense pas te l’avoir jamais demandé dit-elle, mais si tu m’expliquais ce qui t’a pris, je devrais pouvoir te pardonner.
   Nous y étions. Le ton badin ne pouvait masquer l’exigence tranquille. Lisy, comme beaucoup - je devais le découvrir plus tard - croyait à la dualité humaine. Elle avait cette habitude, étrange à mes yeux, de tout interpréter : du geste le plus anodin à la moindre parole, censés révéler un intérieur plus authentique, plus vrai. Au fond, nous partagions cette même conviction que, toujours, les mots trahissaient ; mais alors que la retenue me paraissait indispensable afin de ne pas multiplier les signes inutiles, elle estimait le torrent verbal préférable en toutes circonstances au silence. Ainsi, mon précédent écart n’était pas un incident à oublier au plus vite, mais une digression ne me dispensant nullement d’une argumentation plus sérieuse. Je ne devais cependant pas oublier qu’un mélange d’innocence - feinte, parfois (Mbilo, je ne comprends pas !) - et de parfaite maîtrise du raisonnement faisait d’elle une interlocutrice redoutable. Sans avoir l’air d’y toucher, elle fixait elle-même les règles et quand il s’agissait de parler de soi, toute invention – fût-elle admirable – était exclue. De même, la sincérité – cette part de vérité que nous acceptons de livrer à autrui – ne saurait suffire. Il fallait absolument tout dire, quitte à faire de certaines discussions, d’épuisantes séances de mortification. Soucieux toutefois de ne paraître abdiquer tout de suite, je biaisai, une fois encore :
   - En parler m’ennuie… C’est du passé, changeons de sujet.
Sa réponse cingla :
   - Je vous emmerde tous.
Vexé par ce “ vous ” qui me renvoyait à la multitude anonyme, je m’apprêtai à lui répondre sur le même ton, mais ses larmes me désarçonnèrent.
   - Lisy, avouai-je, la seule chose que tout mon être veuille hurler, c’est “ Reste ! ” Mais cela n’a pas de sens. Je sais qu’il est trop tard. Cela ne changerait rien à ta détermination. Alors, pourquoi en discuter ?
   - “ Trop tard ”, “ trop tôt ”, vous ne savez rien dire d’autre. Je trouve cela… minable et monotone. Depuis mon retour, je me heurte à des murs. Je n’en peux plus de votre culte du secret. A croire que ce pays n’est peuplé que d’ectoplasmes ! Tu ne vois pas que j’étouffe ici ? Que je meurs à petit feu ? Et tu voudrais que je reste ? Tu rêves ou quoi ?
   Alors seulement, je compris. Bien plus qu’un banal accès de dépit, j’avais à me faire pardonner des jours et des jours d’aveuglement. Elle avait été malheureuse tout ce temps et je ne m’en étais pas aperçu. Fallait-il que je fusse à ce point égoïste, pour n’avoir rien vu, obnubilé par mon seul plaisir d’être à ses côtés ?
   - J’aurais aimé que tu te plaises ici, commencai-je, parce que tu comptes énormément pour moi. Quand je te vois, je sais que ma journée sera belle ; j’en oublie tous mes tracas. Que tu m’aies accepté m’a fait croire que je n’étais pas rien ; que, tout comme toi, j’étais digne de prendre part au banquet du monde. Même ici, la vie mérite d’être vécue et il suffit de peu de choses pour lui donner des couleurs : voilà ce que tu m’as appris. Que tu repartes signifie que tu n’y crois plus toi-même. Vous repartez tous… J’ai l’impression de vivre dans un parc que vous venez juste visiter. Tout ce qui vous importe, c’est que nous, les autochtones, nous égayions votre séjour ; le rendions plus “ humain ”, éventuellement, en vous faisant partager nos soucis. Une fois votre bonne conscience apaisée, vous partez, vous nous oubliez…
   - Mbilo, tu es injuste !
   - Nous sommes des êtres apeurés, Lisy. Nous prenons votre écoute pour une réelle compassion : elle n’est que pitié souvent, passagère de toute façon. Quand nous ne disons rien, quand nous ne nous exprimons pas suffisamment à votre goût, nous perdons de l’intérêt. Vous finissez par douter - tu doutes - de notre existence. Tu te serais demandée quelle était la meilleure protection contre la souffrance, tu aurais découvert de toi-même que le silence était ce qui convenait le mieux aux plus désarmés. Nos ancêtres avaient cette pudeur, comme nos pères, nos aînés… D’où tiens-tu qu’il est agréable de confesser ses envies, ses frustrations ? Tu nous demandes d’abdiquer notre fierté ; de changer ce qui fait, peut-être, notre culture. A supposer que nous le voulions, pourquoi toi qui as du cœur, exiges-tu que nous nous exécutions sur-le-champ ? Tu es là depuis six mois à peine et tu voudrais déjà que ce pays ressemble à celui que tu as quitté ?
Ma voix, sans que je pusse la contrôler, commençait à s’élever. Je repris après une pause:
   - Ce qui m’a mis en colère, Lisy, c’est que plus d’une fois, je m’étais juré de m’endurcir ; d’oublier ce paradis qui vous aspire tous. Quand tu as laissé entendre que tu t’en allais, j’ai compris que je m’étais laissé surprendre, une fois encore. J’ai compris qu’il en sera toujours ainsi, parce que pas plus que toi, je n’aime ni ces gens – j’en fais partie – ni leurs manières. J’aimerais moi aussi partir, vivre ailleurs, mais… ne le peux…
   Plus que l’impression d’être confus, j’avais conscience de n’avoir rien de cohérent à dire. Je tentais de justifier l’injustifiable. En réalité, je n’avais jamais accepté Lisy telle qu’elle était, mais comme j’aurais voulu qu’elle fût : une importée avec qui j’avais été fier de m’afficher. A présent qu’elle m’avait déçu, je lui déniais toute personnalité, la renvoyant à mon tour à la foule improbable des méchants étrangers : chimère éculée de nos pires démagogues. Brouillon, immature, paranoïaque, … Maintenant, elle savait. Epuisé aussi : je dus m’arrêter longuement sur le bas-côté. Elle dit une phrase ou deux, je l’entendis à peine. Après avoir redémarré, je m’aperçus que je tenais une cigarette dans la main ; je ne me rappelais pas l’avoir allumée.
   Elle vint se blottir contre moi et posa délicatement la tête sur mon épaule.
   - Pourquoi es-tu si peu sûr de toi ?
Je n’eus pas le cœur à répondre.
   Nous roulions sur de longues lignes droites annonciatrices du terme de notre trajet, mais n’avancions pas très vite, gênés par le soleil rasant de cette fin d’après-midi. La vaillante Peugeot emmenait deux rêveurs vers un Ouest mythique. L’océan était ma frontière ; celle de Lisy se trouvait au-delà, beaucoup plus loin. Elle rêvait de liberté, mais ici l’individu n’était pas encore tout à fait reconnu comme entité autonome. Ses exigences - à elle - butaient sur des pouvoirs séculaires et heurtaient ceux qui les détenaient, quand elles ne se brisaient pas sur l’inertie de son entourage ; d’où son impression d’être laissée à la porte d’un monde figé, dans lequel je me sentais plus à mon aise. Moins exigeant par la force des choses, il me suffisait d’idéaliser l’harmonie, objectif bien plus accessible pour qui se contentait de rester à sa place. Un jour, peut-être, dans une autre vie, deux êtres feraient coïncider nos utopies. En attendant, ici, et quoique je pusse en penser, sa souffrance était plus grande que la mienne et il était naturel qu’elle songeât à partir. Nous reparlerions de tout cela pendant le temps qui nous restait à passer ensemble. Emportés par la fougue, nous nous montrerions plus radicaux que nous ne l’étions en réalité. Elle me chanterait les louanges de cet ailleurs, dont elle ne m’avait pourtant rien caché du manque d’âme. Je vanterais les charmes de notre vieux pays et de ses traditions mais, comme d’habitude, j’en serais un piètre avocat, tant il est malaisé de défendre un système qui vous opprime vous-même.

   Il faisait noir lorsque nous traversâmes le village de Ké. Lisy, d’autorité, avait posé sa main sur le levier de vitesse, m’empêchant de rétrograder et nous passâmes sans nous arrêter devant la case de nos amis. Plus tard, dans le silence de la nuit, elle me demandait :
   - Mbilo, depuis quand es-tu amoureux de moi ?
   - Depuis notre première rencontre, je crois.
   A Amborovy, nous avions déposé à la hâte nos affaires dans un bungalow et décliné l’invitation à dîner. Voulant prolonger notre parenthèse de solitude, nous partîmes pour une longue promenade sur la plage.
   - Regarde cette étoile, dit-elle, pointant de son doigt un coin du ciel. Elle est la seule à avoir des reflets de toutes les couleurs.
   - Sais-tu, lui demandai-je, qu’elle n’existe peut-être plus ? Mais elle était si éloignée que sa lumière nous parvient maintenant seulement ?
   - Oui, murmura t-elle, je le sais.

1 Ivato : aéroport international d’Antananarivo.
2 Amborovy : grande plage, au nord de Mahajanga.
3 Analamanga : autre nom de la capitale, Antananarivo.

1 commentaire:

Airelle'R a dit…

J'aime j'aime j'aim'e ! Merci !!