mercredi 6 mai 2015

Brève rencontre


La première, elle m'avait vanté avec passion la supériorité du vers libre.
elle: La nature n'est pas corsetée, pourquoi la poésie le serait-elle ?
moi: Vers libres ou non, les mots, les phrases ne sont-ils pas déjà eux-mêmes des contraintes ?
elle: Tu raisonnes comme si la forme et le fond étaient distincts, or il ne faut pas. Un poème est à la fois forme et fond. Il n'y a donc pas de contrainte.
Encore aujourd'hui, cette sentence me hante et je n'ai pas fini de la ruminer.

La faute au sauvignon, la suite de la soirée fut plus embrumée, mais je me souviens qu'il était question de présence inhibante des grands aînés.
elle: Tu comprends, Rimbaud est indépassable. Même Michaux ne peut que creuser le même sillon
moi: Est-ce un mal ?
elle: Non, si tu t'appelles Michaux. Oui sinon.
Plus tard encore:
elle: Tu vois cette main ? Elle n'écrira jamais rien d'autre que des poèmes. Si je l'oublie, qu'elle tombe en poussière !

Elle s'appelait Pascale. Je l'avais rencontrée dans l'après midi chez une amie, rue des Fossés Saint-Jacques et nous nous sommes séparés, minuit largement passé, place de la Sorbonne. Je ne l'ai jamais revue, mais suis tombé récemment sur un article signé d'elle. Un de ses condisciples de kâhgne m'a confirmé que Pascale l'ancienne baba cool, la poète maudite d'antan était maintenant la plume acérée d'un puissant syndicat patronal. "Dommage", a t-il ajouté.

Pourquoi dommage ? Elle aura suivi le même chemin qui avait mené son maître en Abyssinie, il y a plus d'un siècle. Et Char, beaucoup plus rimbaldien qu'elle ne le pensait, ne lui aurait peut-être pas donné tort...

Tu as bien fait de partir, Arthur Rimbaud!

Tes dix-huit ans réfractaires à l'amitié, à la malveillance, à la sottise des poètes de Paris ainsi qu'au ronronnement d'abeille stérile de ta famille ardennaise un peu folle, tu as bien fait de les éparpiller aux vents du large, de les jeter sous le couteau de leur précoce guillotine. Tu as eu raison d'abandonner le boulevard des paresseux, les estaminets des pisse-lyres, pour l'enfer des bêtes, pour le commerce des rusés et le bonjour des simples.

Cet élan absurde du corps et de l'âme, ce boulet de canon qui atteint sa cible en la faisant éclater, oui, c'est bien là la vie d'un homme! On ne peut pas, au sortir de l'enfance, indéfiniment étrangler son prochain. Si les volcans changent peu de place, leur lave parcourt le grand vide du monde et lui apporte des vertus qui chantent dans ses plaies.

Tu as bien fait de partir, Arthur Rimbaud! Nous sommes quelques-uns à croire sans preuve le bonheur possible avec toi.
René Char, Fureur et mystère, 1962

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