jeudi 30 juillet 2015

Vestiges

  J’entamais ma dernière année à l’ULP(1) ‬lorsqu’un télégramme laconique m’annonça la mort de Dadazafy.‭ ‬Ma modeste condition d’étudiant,‭ ‬hélas ‭! ‬ne me permettait pas de rentrer.‭ ‬Je pensais à Razanany,‭ ‬sa femme ‭; ‬aux larmes inévitables de Raely,‭ leur fille,‭ ‬qui est aussi ma mère.‭ ‬Je les appelai pour leur dire que je ne venais pas ‭; ‬que je ne voulais pas garder le souvenir d’un visage mort.‭ ‬Ce mensonge tardif ne pouvait les abuser,‭ ‬mais elles ne firent aucun reproche.‭ ‬Une petite foule se presserait déjà autour d’elles et je crus comprendre que les divers préparatifs les distrayaient quelque peu de leur peine.‭ ‬Je me rendis compte,‭ ‬bien plus tard,‭ ‬que je n’avais pas une seule fois songé au disparu.‭ ‬J’ignorais même les causes de son décès.‭ ‬Je pouvais,‭ ‬certes,‭ ‬invoquer la distance qui tue les sentiments‭ ‬-‭ ‬j’étais à l’étranger‭ ‬- ‭; ‬je pouvais également me retrancher derrière cette particularité de la mémoire qui est d’oublier les justes pour s’encombrer d’exploits de truands,‭ ‬mais il est si facile de se justifier.‭ ‬Cet homme m’avait élevé et tant aimé et moi,‭ ‬je n’avais pas éprouvé le moindre chagrin.‭ Puissent les ancêtres pardonner un jour cette attitude indigne ‭!
 
  Lorsqu’en‭ ‬19.,‭ ‬je revins dans mon pays,‭ ‬je ne pouvais me contenter de me recueillir sur le tombeau familial.‭ ‬Tenaillé par le remords,‭ ‬je m’engageai à beaucoup plus :‭ ‬je décidai de m’intéresser à la vie de mon grand-père jusque dans ses moindres détails.‭ ‬La vieille crainte païenne de parler d’un mort et peut-être l’indécence de mes questions trop précises paralysèrent les quelques personnes que j’avais approchées.‭ ‬Seule ma grand-mère m’accorda toute son attention et ensemble,‭ nous réveillâmes de vieilles images qui se fanaient en elle.‭ ‬Le regard déjà ailleurs,‭ ‬elle me narra des histoires embrouillées s’imbriquant au gré de sa mémoire capricieuse,‭ ‬mais elle les évoquait avec un tel bonheur qu’elle en oublia de se répéter.‭ ‬S’il faut habituellement comprendre pour aimer,‭ ‬elle témoignait exactement de l’inverse :‭ ‬ses divagations furent une longue justification de ce que nous nommons aujourd’hui‭ ‬amour‭ ‬-‭ ‬mot qu’elle n’utilisait pas‭ ‬-. 
  Grand-père avait été l’un des fondateurs du VVS(2),‭ ‬m’apprit-elle,‭ ‬et dut,‭ ‬pour cette raison,‭ ‬se terrer des mois durant.‭ Abusant d’une formule malheureuse,‭ ‬je dis: 
      - Moi aussi,‭ ‬pour ce pays,‭ ‬je voudrais être quelqu’un.‭ 
   - Autrefois,‭ ‬être patriote allait de soi,‭ ‬releva t-elle.‭ ‬Ceux qui tenaient à se distinguer,‭ ‬à être‭ "quelqu’un" ‭ ‬comme tu dis,‭ ‬s’arrangeaient pour trahir.‭ ‬Ce n’est pas facile,‭ ‬ajouta-t-elle encore,‭ ‬il faut supporter le mépris des gens.‭ ‬Le pourrais-tu ‭? 
Elle ne parut point s’en offusquer.‭ ‬Je répliquai,‭ ‬interloqué‭ ‬: 
    -‎ ‏Tu m’as mal compris,‭ ‬mais à t’entendre,‭ ‬compter un renégat parmi les tiens ne semble pas te troubler outre mesure.‭ 
    -‎ ‏Pourquoi voudrais-tu que cela me choque ‭? ‬S’étonna t-elle.‭ ‬Il y en a eu,‭ ‬d’ailleurs.‭ ‬Des gens brillants et sincères,‭ ‬quoique naïfs.‭ ‬Tu aurais eu plaisir à les fréquenter. 
      - Et tu les défends‎… 
      - Qui d’autre le ferait ‎? ‏Fit-elle,‭ ‬cassante avant de se draper dans un silence indigné.‭ 

  D’une susceptibilité chatouilleuse,‭ ‬elle réagissait ainsi quand on la contrariait et,‭ ‬manifestement,‭ ‬ma remarque lui avait déplu.‭ ‬Tous,‭ ‬autour de moi,‭ ‬connaissaient les impératifs d’une conversation.‭ ‬Aucun,‭ ‬bien entendu,‭ ‬ne voulut m’en instruire.‭ ‬Je devais les redécouvrir seul.‭ ‬Je finis par me rappeler quelques-uns :‭ ‬… Ne jamais témoigner aux aînés la moindre impatience ‭; ‬ne jamais les contredire ouvertement‭ …‬ Des règles simples,‭ ‬finalement universelles,‭ ‬que dans la fougue des échanges,‭ ‬et me croyant absous par les liens familiaux,‭ ‬j’oubliais le plus souvent.‭ 

      ‎- Que sont-ils devenus ? finis-je par demander. 
      - Ils ont été tués par les Blancs.‭ ‬Ces gens suffisants n’aimaient pas ceux qui les aidaient.‭ ‬Comme toi,‭ ‬ils n’appréciaient pas les traîtres non plus. 
      - C’est une fin bien pénible‭ ‬concédai-je,‭ ‬mais tu m’as parlé de Grand-père qui s’est enterré vivant,‭ ‬de tant d’autres innocents torturés parfois à mort.‭ ‬Que les vendus paient,‭ ‬n’est ce pas justice,‭ ‬après tout ‭? 
     - ‎Quelle impudence que d’employer ce mot de justice, mon fils ! J’ai passé ma vie à chercher ce qu’il signifie. Je cherche toujours. Le combat du VVS nous avait paru juste en son temps, comme celui du MDRM(3) plus tard, mais nous avons perdu la guerre, alors… 
      - Le sort des armes ne change rien à l’affaire, la justice le transcende parce qu’elle est immuable, ne pouvais-je m’empêcher de dire. 
Elle me fixa,‭ ‬incrédule,‭ ‬puis réfléchit longuement avant de poursuivre : 
      - Je ne sais pas‭… ‬Ce que je vois,‭ ‬c’est que l’ordre des envahisseurs règne maintenant.‭ ‬Cet ordre que les traîtres appelaient de leurs vœux.‭ ‬Quant à celui pour lequel nous avions combattu,‭ ‬chaque jour que Dieu fait,‭ ‬il est bafoué,‭ ‬nié.‭ Est-ce cela la justice ‭? 
Elle me toisa un moment‭ ‬: 
      - Même toi,‭ ‬à supposer que tu veuilles reprendre le flambeau de ton aïeul‭ ‬-‭ ‬ce dont je doute‭ ‬-,‭ ‬je ne t’imagine pas battre la campagne et exhorter la population à abandonner ce qui,‭ ‬de près ou de loin,‭ ‬nous vient des Blancs.‭ ‬Je ne mets pas en doute ta capacité à convaincre‭ ‬-‭ ‬tu as hérité de son éloquence‭ ‬-,‭ ‬mais tu entraînerais des gens dans la misère.‭ ‬Serait-ce juste ‭? ‬Alors,‭ ‬ne me parle pas de justice.‭ ‬Je ne sais pas ce que ce mot veut dire.‭ ‬Quoi que tu penses,‭ ‬si tu ne peux le garder pour toi,‭ ‬agis et impose-le,‭ ‬sinon malheur à toi ‭! 

  Nous débattîmes cette question à deux ou trois reprises encore,‭ ‬mais je finis par capituler,‭ ‬désorienté par une curieuse tournure d’esprit qui lui faisait reprendre mes arguments,‭ ‬semblant oublier les avoir stigmatisés l’instant d’avant.‭ ‬Avec une égale véhémence,‭ ‬elle défendait tout et son contraire,‭ ‬ne voyant dans le dialogue qu’un moyen d’en imposer à son interlocuteur.‭ ‬Ses convictions profondes‭ – ‬en avait-elle seulement ‭? ‬-‭ ‬restaient pour moi un mystère.‭ ‬La taxer d’incohérence eût été facile,‭ ‬mais beaucoup dans mon entourage partageaient son attitude et,‭ ‬face au nombre mes certitudes ne laissèrent pas de vaciller.‭ ‬L’idée me vint que je me condamnais à la marginalité en m’obstinant à rester rationnel dans un environnement qui l’était si peu.‭ ‬Plus d’une fois,‭ ‬je m’étais demandé si d’avoir résidé trop longtemps en Europe n’avait pas fait de moi un étranger en mon propre pays.‭ ‬Comme tous ceux de ma génération pourtant,‭ ‬j’avais été élevé dans le culte des héros et des luttes d’indépendance et partout,‭ ‬en maintes occasions,‭ ‬je n’avais manqué de clamer mon amour pour la patrie.‭ ‬Que l’éducation et la volonté ne suffissent à forger une identité,‭ ‬relèvent pour certains de l’évidence.‭ ‬A la réflexion,‭ ‬je ne pouvais qu’y souscrire,‭ ‬mais cela m’amenait au bord d’un gouffre :‭ ‬à part les affirmations de l’état civil,‭ en quoi étais-je encore malgache ‭? ‬Grand-mère ne me le demanda pas et j’en fus heureux ‭; ‬j’aurais été incapable d’y répondre. 

  Mes maladresses,‭ ‬comme nos désaccords l’avaient chagrinée;‭ ‬non point tant à cause d’opinions différentes‭ mais,‭ ‬disait-elle :  
      -‎ ‏Ne pas admettre que le Tout-Puissant distribue équitablement les rôles ici-bas,‭ ‬c’est lui faire injure.‭ ‬Pour toi,‭ ‬un traître est mauvais; en ce qui‭ ‬Le concerne,‭ ‬qu’en sais-tu ‭? 

  J’ai longtemps été‭ ‬-‭ ‬je l’ai dit‭ ‬-‭ ‬loin de ma terre et,‭ ‬plus d’une fois,‭ ‬la nostalgie m’avait semblé être la forme ultime du désespoir.‭ ‬Tout au long de nos discussions cependant,‭ ‬il m’est apparu un bannissement autrement plus terrifiant :‭ ‬l’âge‭… ‬Que nos comportements doivent leur paraître absurdes ‭! ‬Et combien m’effraie maintenant cet exil qui m’attend inexorablement ‭! ‬
  Elle me dit enfin,‭ ‬un soir : 
      -‎ ‏J’ignore presque tout de l’enfance de ton grand-père.‭ ‬Ce que je puis dire,‭ ‬c’est qu’il a vécu dans un endroit austère,‭ là-bas dans les montagnes de l’Est.‭ ‬Lorsque les Blancs interdirent l’esclavage,‭ ‬sa famille se trouva démunie,‭ ‬sans plus personne pour garder le bétail ou pour aller puiser l’eau dans la vallée.‭ ‬Petits et grands désertèrent alors la place et partirent s’installer à Soavina ‬où il repose maintenant,‭ ‬et où j’ai hâte de le rejoindre. 

  Le village abandonné s’appelait Ambatomanoina.‭ ‬Je résolus de le visiter,‭ ‬mais certaines personnes me le déconseillèrent : 
      -‎ ‏Il serait hanté à ce que l’on raconte. 
      -‎ ‏Il ne pourrait l’être que par nos aînés,‭ ‬fis-je remarquer.‭ ‬Pourquoi faudrait-il que je les craigne‭ ?

   L’un des traits de mon caractère est de m’attacher bien plus aux lieux qu’aux personnes.‭ ‬Je me pense capable de décrire de mémoire certaines places de Paris ‭; ‬la masse bigarrée et pressée de ses habitants,‭ ‬elle,‭ ‬prend peu à peu le chemin de l’oubli.‭ ‬Copenhague n’est plus dans mon souvenir qu’un alignement de fenêtres éclairées le soir et à Londres,‭ ‬je n’avais pas compris ces gens singuliers que sont les Anglais,‭ ‬mais j’avais détaillé à loisir les bas-reliefs de Westminster et tremblé sur les remparts de quelque château,‭ ‬en imaginant les combats qui s’y étaient livrés.‭ ‬Ce frémissement,‭ ‬je voulais le goûter sur les hauteurs d’Ambatomanoina,‭ ‬parmi les vestiges du village de mes ancêtres.‭ ‬

  Prétextant fallacieusement que rien ne ressemblait plus à un endroit abandonné qu’un autre endroit abandonné,‭ ‬on refusa de m’accompagner.‭ ‬Je dus partir seul,‭ ‬affronter les pentes hostiles du Mont Angavo.‭ ‬Une petite machette me servait à me frayer un chemin,‭ ‬mais elle ne tarda pas à peser des tonnes.‭ ‬Dans l’après-midi,‭ ‬le bras tétanisé,‭ ‬il paraissait évident que j’avais mésestimé la difficulté de l’entreprise :‭ ‬il restait une dernière côte particulièrement raide et j’étais au bord de l’épuisement.‭ ‬L’idée de renoncer commençait à germer dans mon esprit quand j’aperçus un sentier sur ma droite.‭ ‬Je l’empruntai,‭ ‬intrigué que la végétation ne l’eût pas recouvert.‭ ‬La réponse m’éblouit lorsque je parvins au sommet :‭ ‬cinq grandes maisons s’alignaient sur une petite place.‭ ‬Les volets étaient clos,‭ ‬mais les toits de chaume parfaitement entretenus.‭ ‬Dans les lueurs du couchant,‭ ‬Ambatomanoina se dressait intact devant mes yeux.‭ ‬Je découvris,‭ ‬non sans effroi,‭ ‬que l’endroit était habité. 

  Un peu à l’écart,‭ ‬devant des huttes misérables,‭ ‬des femmes pilaient du riz ‭; ‬d’autres s’épouillaient sur le pas de leur porte.‭ ‬Dans une deuxième cour,‭ ‬près de tombeaux imposants,‭ ‬des enfants nus ou vêtus d’un tissu de raphia troué pour laisser sortir les bras et les jambes jouaient.‭ ‬Alors que mes grosses chaussures et mes vêtements‭ ‬à l’européenne amusaient d’habitude les enfants des campagnes,‭ ‬ceux-ci m’ignoraient.‭ ‬Je voulus saluer les adultes,‭ ‬ils firent comme si je n’existais pas.‭ ‬Je pensai d’abord : ‭“‬ Tu rêves ‭”‬,‭ ‬mais celui qui rêve finit,‭ ‬toujours,‭ ‬d’une manière ou d’une autre,‭ ‬par s’en rendre compte et les minutes défilèrent sans que rien ne changeât.‭ ‬Je me dis alors que l’altitude et la fatigue me donnaient des hallucinations.‭ ‬Cette idée me rassura quelques instants,‭ ‬mais séduisante pour l’imagination,‭ ‬elle n’entraînait guère la conviction.‭ ‬Enfin,‭ ‬je crus comprendre :‭ ‬j’étais arrivé sans m’être annoncé.‭ ‬Sans prévenir,‭ ‬je m’étais introduit dans leur intimité.‭ ‬Leur indifférence signifiait qu’ils condamnaient cette démarche.‭ ‬Nous,‭ ‬citadins,‭ ‬avons parfois cet étrange penchant‭ ‬à nous croire supérieurs aux campagnards et bafouons,‭ ‬sans y penser,‭ ‬les règles de bienséance.‭ ‬J’attendis donc qu’ils voulussent bien me recevoir en allant m’asseoir sous un manguier. 
  Mon malaise cependant ne fit que croître car tout,‭ ‬dans leurs manières,‭ ‬témoignait des‭ ‬mœurs d’une autre époque.‭ ‬Les femmes se peignaient avec des morceaux de corne et leurs repas mijotaient dans des marmites de terre cuite.‭ ‬Nous parlions,‭ ‬sans conteste,‭ ‬le même dialecte,‭ ‬mais elles le maniaient différemment,‭ ‬n’utilisant que des termes abstraits et des métaphores :‭ ‬deux petites jouaient près de moi,‭ ‬l’une se faisait appeler‭ “‬anguille salée ‭” ‬et sa camarade‭ “‬ la Chrysalide‭ ”‬.‭ ‬Quant au sujet de leur conversation,‭ ‬je fus incapable d’en saisir la teneur.‭ ‬
  Je vis encore un enfant emmitouflé dans un tissu grossier,‭ ‬malade sans doute,‭ ‬surveiller du paddy.‭ ‬Il tenait une longue branche pour éloigner les moineaux,‭ ‬mais il somnolait et,‭ ‬régulièrement,‭ ‬on venait le frapper.‭ ‬Lassé de patienter,‭ ‬je m’apprêtais à partir,‭ ‬lorsqu’un vieil homme aux cheveux blancs vint s’incliner devant moi,‭ ‬me souhaitant la bienvenue.‭ ‬Après m’avoir dévisagé,‭ ‬il dit d’une voix douce : 
      -‎ ‏Vous êtes le portrait fidèle de Nosona. 
‎“ Nosona ” avait été le surnom de mon grand-père, mais très peu de personnes en avaient eu connaissance. Même sa femme ne l’avait jamais appelé ainsi. 

  Avant de poursuivre,‭ ‬je voudrais faire part au lecteur du principal écueil auquel je m’étais heurté à Ambatomanoina :‭ ‬les mots.‭ ‬Aujourd’hui,‭ ‬peut-être,‭ ‬pouvons-nous‭ – ‬mais pour combien de temps encore‭ ? – ‬voir le monde,‭ ‬nous ne savons plus le décrire.‭ ‬Nos phrases sont atrophiées,‭ ‬s’essoufflent si vite.‭ ‬A Ambatomanoina,‭ ‬il n’y a pas que les sons qui se répondent (4).‭ ‬Les proverbes de Rajesy‭ – ‬le vieil homme‭ – ‬ne finissaient pas,‭ ‬eux non plus,‭ ‬de se dénouer.‭ ‬Je ne pourrai les rapporter ici,‭ ‬avant ce jour lointain où je parlerai comme lui.‭ ‬Le fait que nous ayons pu converser toute une nuit semble indiquer que nous nous étions compris,‭ ‬mais peut-être n’était-ce que la marque de sa généreuse hospitalité.‭ ‬Voici des bribes de notre conversation,‭ ‬telles que ma traduction les appauvrit. 

      -‎ ‏Vous me souhaitez la bienvenue,‭ ‬mais vos amis m’ont ignoré pendant des heures. 
     -‎ ‏Ils ne vous voient pas,‭ ‬répondit-il.‭ ‬Ils ne vous verront que demain.‭ ‬Nous ne vivons pas dans le même temps,‭ ‬ajouta-t-il encore,‭ ‬dans le nôtre,‭ ‬vous n’êtes pas présent. 
Agacé,‭ ‬je répliquai : 
    -‎ Il n’y a pas deux temps mais un seul,‭ ‬et il est le même partout.‭ ‬Nous sommes aujourd’hui le dimanche‭ ‬2 septembre 19.,‭ ‬et dans six heures,‭ ‬cette journée appartiendra au passé. 
     - ‎Et comment le savez-vous ? 
Stupidement,‭ ‬je répondis : 
     -‎ ‏C’est ce qu’indique ma montre ‭! 
    -‎ ‏Et si je ne croyais pas à votre bracelet ‭? ‬Demanda t-il,‭ ‬avec un sourire.‭ ‬Le temps dont vous parlez est celui des Blancs.‭ ‬Comment pouvez-vous soutenir l’idée d’un temps universel ‭? ‬Le temps est comme le vent :‭ ‬dans l’immense plaine de Betsimitatatra,‭ ‬il est régulier,‭ ‬ailleurs il tourbillonne.‭ ‬Ici,‭ ‬il ne s’est jamais levé. 
J’insistai : 
    -‎ ‏Admettons que vous disiez vrai.‭ ‬Expliquez-moi comment,‭ ‬appartenant au passé,‭ ‬vous puissiez me voir et me parler. 
     -‎ ‏Vous êtes dans mon rêve.‭ ‬Voilà l’unique raison,‭ ‬dit-il. 
Son argument pouvait se défendre.‭ ‬Devant mon silence,‭ ‬ses traits se détendirent : 
    -‎ ‏Nous nous disputons inutilement.‭ ‬Ecoutez plutôt notre histoire,‭ ‬elle vous concerne,‭ ‬vous aussi. ‎“ Cet endroit a été fondé par Rainijohary, Commandant des armées, père d’Andriamaro, lui-même père de Nosona et ses frères. Toute la montagne lui avait été concédée par Sa Majesté la Reine Ranavalona, en reconnaissance de ses faits d’armes. Elle lui avait offert également des esclaves, dont tous, ici, sommes les descendants ”. 
Je ne pus m’empêcher de lui préciser que l’esclavage était abominable et que, tout naturellement, je le réprouvais. 
     -‎ ‏Ne vous croyez pas obligé de vous justifier,‭ ‬dit-il,‭ ‬il s’agit de votre histoire.‭ ‬D’ailleurs,‭ ‬votre famille a toujours été bonne et juste envers nous. 
  Les taudis dans lesquels vivaient les siens,‭ ‬aux pieds des grandes maisons de briques rouges,‭ ‬ne me permirent pas de le croire sur ce point.
‬Il poursuivit : 
  - Un jour,‭ ‬nos deux familles convinrent de s’affronter au fanorona(5).‭ ‬L’enjeu était notre émancipation.‭ ‬Sous le figuier que vous voyez là-bas,‭ ‬au nord de la place,‭ ‬nous engageâmes la confrontation.‭ ‬Elle était sur le point de s’achever,‭ ‬lorsque les Arrogants abolirent l’esclavage.‭ ‬Des messagers parcoururent le pays,‭ ‬répandant l’heureuse nouvelle.‭ ‬Leurs clameurs s’étaient à peine tues,‭ ‬que nous étions déjà partis.‭ ‬Nous avions pris la route de l’Est,‭ ‬où les vallées sont fertiles et,‭ ‬de nos mains,‭ ‬travaillâmes nos premiers champs.‭ ‬Cette délivrance pourtant n’avait pas la saveur du miel.‭ ‬Vous devez le savoir,‭ ‬la liberté ne se donne pas.‭ ‬Elle s’arrache.‭ ‬L’ayant compris,‭ ‬nous décidâmes de revenir,‭ ‬conclure la partie.‭ ‬Entre-temps,‭ ‬votre famille s’était déplacée.‭ ‬Depuis nous attendons,‭ ‬et vous voilà enfin. 
     -‎ ‏Rajesy,‭ ‬vous dîtes que vous me rêvez,‭ ‬lui lançai-je,‭ ‬mais que se passerait-il si je refusais de jouer ‭? ‬Si je m’en allais‭ ? 
     -‎ ‏Nous patienterons,‭ ‬dit-il,‭ ‬nous ne sommes pas pressés,‭ ‬mais je sais que vous resterez. 
Il avait vu juste.‭ ‬Ma curiosité soutenait désormais son rêve.‭ ‬Il me fit entrer dans une des maisons. 

     -‎ ‏Vous attendez depuis tant d’années,‭ ‬lui dis-je,‭ ‬sans avoir jamais eu l’assurance que l’un des miens vienne par ici.‭ ‬D’où tenez-vous cette patience ‭? 
      -‎ ‏Nous croyons en une justice,‭ ‬répondit-il,‭ ‬avec ferveur.‭ ‬Le temps passé à servir,‭ ‬dans une autre vie,‭ ‬nous l’épuiserons à asservir.‭ ‬Plus le présent nous écrase,‭ ‬plus longtemps nous dominerons le futur ‭! 

Peu à peu,‭ ‬mon anxiété s’évanouit et le toaka(6) qu’il servait rendit notre conversation plus franche.‭ ‬Plus agréable,‭ ‬aussi.‭ ‬Il demanda des nouvelles de personnes dont je n’avais jamais entendu parler.‭ ‬Il voulut savoir également si les Blancs occupaient toujours le pays. 
      -‎ ‏Non,‭ ‬répondis-je,‭ ‬mais leurs idées régissent maintenant le monde et certains pensent que c'est pire.‭ ‬Les Mahométans sont les seuls à les contester désormais. 
Je lui fis remarquer ensuite : 
      -‎ ‏J’ai passé de longues minutes à observer les vôtres et je n’apprécie pas leurs manières.‭ ‬J’ai vu un de vos fils malmener un enfant.‭ ‬Cela ne se fait pas. 
      -‎ ‏Vous vous scandalisez sur le sort fait à un être faible,‭ ‬dit-il dubitatif,‭ ‬et pourtant,‭ ‬je ne perçois nulle trace chez vous de révolte envers ceux qui écrasent votre société.‭ ‬Bien au contraire,‭ ‬vous êtes habillé comme eux.‭ ‬Vous pensez comme eux. 
      - ‏Cela n’a rien à voir,‭ ‬lui dis-je. 
     -‎ ‏Cela vous arrange de le croire.‭ ‬Voyez combien ils ont perverti votre esprit ‭! ‬Vous avez acquis le droit de pérorer sur les détails,‭ ‬mais abdiqué l’essentiel.‭ ‬Une fois encore,‭ ‬vous croyez à l’universalité de leurs idées.‭ ‬Avez-vous remarqué avec quelle habilité leurs missionnaires avaient amadoué les esprits avant que leurs soldats d’anéantir par la suite des êtres abouliques et sans défense ‭? ‬Pourquoi leur faire confiance ‭? 
  Je m’apprêtai à‭ ‬lui répondre,‭ ‬mais me mis à penser qu’à l’étranger,‭ ‬j’avais rarement connu la haine,‭ ‬le plus souvent l’indifférence à laquelle on s’habitue.‭ ‬Parfois même l’amitié et l’amour :‭ Alex … ‬inoubliable Alex,‭ ‬les Fauré,‭ ‬Alison‭ … ‬Ont-ils jamais pensé‭ – ‬ou voulu‭ – ‬reprendre le pouvoir qu’ils avaient confié aux va-t’en guerre,‭ ‬de vitrifier la moitié de la planète,‭ ‬s’ils se sentaient menacés ‭? ‬Si je leur avais,‭ ‬moi aussi,‭ ‬plaqué un couteau sur le ventre en leur demandant de ne pas s’en faire,‭ ‬m’auraient-ils trouvé sympathique ‭? ‬Non‭… ‬Ils seraient révoltés par ce raisonnement ‭; ‬il est pourtant irrécusable. 
      -‎ ‏A leur place,‭ ‬nous n’aurions pas agi autrement,‭ ‬concédai-je. 
      -‎ ‏Et ils auraient eu raison de se méfier de nous,‭ ‬enchaîna t-il.‭ ‬Allons,‭ ‬jeune homme,‭ ‬ne laissez pas la bonté noyer votre cœur ‭! ‬Regardez mon dos,‭ ‬ces cicatrices sont l’œuvre de votre grand-père.‭ ‬Il avait quinze printemps,‭ ‬et moi soixante automnes,‭ ‬mais c’était une juste correction. 
Il se tut un moment et reprit : 
     -‎ ‏Lorsque les Puissants commencent à céder à la magnanimité,‭ ‬c’est que leur fin est proche.‭ ‬Les Forts qui refusent de se battre se font fatalement écraser un jour.‭ ‬L’histoire du royaume de ce pays ‬en est la parfaite illustration(7)

  Beaucoup de choses justes et injustes furent proférées cette nuit-là.‭ ‬Aujourd’hui,‭ ‬ma mémoire se brouille.‭ ‬La raison en est que,‭ ‬des mois durant,‭ ‬j’ai tenté en vain d’oublier cette histoire inconcevable.‭ ‬Je ne veux pas écœurer le lecteur avec toute cette irréalité que j’ai pourtant vécue.‭ ‬Je me hâte maintenant de terminer mon récit. 

  Je me rappelle qu’en une heure incertaine de la nuit,‭ ‬Rajesy me proposa : -‎ ‏Vous devriez dormir maintenant.‭ ‬Je vous enverrai une de mes filles. J’avais protesté,‭ ‬mais il répliqua,‭ ‬vexé,‭ ‬que mes ancêtres auraient trouvé cela normal.‭ ‬Les ancêtres,‭ ‬la fatigue,‭ ‬l’alcool‭ … ‬Tout m’entraînait vers le sommeil.‭ ‬Avant d’y sombrer,‭ ‬tout à fait,‭ ‬j’avais senti une présence à mes côtés.‭ ‬Durant cette nuit impossible,‭ ‬je dus tenter de posséder l’image d’une esclave. 

  Le chant d’un coq hypothétique m’avait réveillé.‭ ‬J’étais seul,‭ ‬mais des cris d’enfants,‭ ‬ainsi que le martèlement incessant des pilons,‭ ‬me parvenaient.‭ ‬A l’extérieur,‭ ‬un brouillard épais filtrait une lumière un peu sale,‭ ‬atténuant les formes et les couleurs,‭ ‬comme il sied à un rêve ‭; ‬au rêve de Rajesy qui se prolongeait.‭ ‬

  Sur le pas de la porte,‭ ‬une petite fille sanglotait.‭ ‬Elle me fixait de ses grands yeux humides. 
  -‎ ‏Comment t’appelles-tu ‭? ‬lui demandai-je. 
Elle prit peur,‭ ‬courut se réfugier dans les haillons de sa mère,‭ ‬avant de répondre gravement : 
      -‎ ‏Fanja-au-joli-visage. 

  Comme l’avait annoncé Rajesy,‭ ‬ils pouvaient me voir maintenant.‭ ‬Rarement autant de regards furent braqués sur ma personne.‭ ‬Les enfants,‭ ‬comme à leur habitude,‭ ‬étouffaient des rires pour cacher leur embarras.‭ ‬Les adultes maîtrisaient mieux leurs émotions.‭ ‬Je traversai la place et me dirigeai vers le figuier où m’attendait la partie.‭ ‬Ils se mirent sans exception derrière leur patriarche. 
      -‎ ‏A vous de jouer,‭ ‬me dit celui-ci. 
  Je compris assez vite que,‭ ‬près d’un siècle auparavant,‭ ‬les miens avaient mal joué.‭ ‬Je n’avais d’autre choix que précipiter ou faire durer inutilement une partie perdue de toute façon.‭ ‬La première solution me parut plus élégante.‭ ‬Je jouai mon dernier coup.‭ ‬Ils se mirent à sourire et certains regards brillaient déjà.‭ ‬Rajesy fit mine de réfléchir,‭ ‬avança son pion qui mit fin à la partie puis,‭ ‬solennel : 
      -‎ ‏Vous avez accepté de jouer avec humilité.‭ ‬En cela,‭ ‬vous vous êtes montré digne de vos ancêtres.‭ ‬Mais vous avez perdu et conformément à la parole donnée,‭ ‬nous sommes libres. 

  Le brouillard se fit plus dense et je les vis s’anéantir peu à peu.‭ ‬Avant que le vieil homme ne disparût,‭ ‬je lui dis : 
      -‎ ‏J’emporterai ces pions pour prouver à ceux qui m’attendent que je n’ai pas perdu la raison. 
Attristé,‭ ‬il répondit : 
     -‎ ‏Vous croyez aux preuves que produisent les mortels,‭ ‬mais vous refusez l’ordre secret des choses.‭ ‬Vous avez décidément tout perdu. 
  Puis un linceul de brume l’enveloppa totalement. 

  Longtemps après que le soleil eut percé les nuages,‭ ‬je redescendis par des chemins,‭ ‬déjà envahis par les ronces,‭ ‬laissant derrière moi,‭ ‬les ruines définitives d’Ambatomanoina.


(1)ULP :‭ ‬Université‭ ‬Louis Pasteur de Strasbourg 
(2)VVS‭ ( ‬Vy-Vato-Sakelika ‭; ‬Fer-pierre-Ramification‭ )‬ :‭ ‬société secrète prônant une revitalisation de la culture malgache dans le contexte de la colonisation du début du siècle.‭ ‬Accusés de comploter contre la France,‭ ‬ses membres furent pourchassés et ses dirigeants,‭ ‬condamnés à de très lourdes peines. 
‎(3)MDRM :‭ ‬Mouvement Démocratique pour la Rénovation Malgache :‭ ‬mouvement autonomiste,‭ ‬tenu pour responsable de l’insurrection en‭ ‬1947 ‭; ‬entraînant,‭ ‬de ce fait,‭ ‬l’une des plus sanglantes répressions de l’histoire coloniale française.‭ 
(4)Ambatomanoina pourrait se traduire par :‭ ‬la montagne-aux-échos. 
‎(5)Fanorona :‭ ‬jeu de table qui tient des échecs et des dames. 
‎(6)‏Toaka :‭ ‬alcool 
 ‎(7) En‭ ‬1896,‭ ‬la reine Ranavalona III abdiquait devant les troupes françaises sans réellement combattre.‭

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