jeudi 27 novembre 2014

La nuit du serpent

   Au fin fond du Bemaraha, dans un village dont j’ignorais l’existence jusqu’à ce que le taxi-brousse y fît une halte, j’eus comme voisin de table le Frère Athanase Jaotombo, ancien proviseur du Stella Maris(1). Un sérieux différend nous avait opposés jadis mais je découvris - agréable surprise ! - que je ne nourrissais plus de rancune à son encontre. Œuvre du temps qui rend vaines toutes les colères, diront certains. Je préfère y voir, quant à moi, la secrète influence de Tagore qu’il m’avait fait lire et aimer. Tagore dont le moindre vers – peut-être le moindre mot – est une exhortation à l’apaisement. Frère Jaotombo - parce que c’était dans sa nature -, m’avait sans doute pardonné depuis longtemps. Je louai, en guise de salutations, ce beau hasard qui nous faisait nous rencontrer si loin de notre Sambirano natal, après tant d’années, mais il corrigea, avec un sourire:

   - Nul hasard, mon fils. Main de Dieu, tout simplement. 
   Au crépuscule de sa vie, il se souvenait parfaitement du jeune homme qu’il avait dû, un jour, exclure de son établissement pour blasphème. Pendant que nous attendions le service, il s’enquérait si j’avais retrouvé le chemin de la vraie foi. Me méprenant sur son ton, je me permis de lui répondre - pour le regretter aussitôt - que ne pas croire était aussi une forme de croyance. Il ne m’aurait rien coûté de mentir. Une ombre fugace assombrit son visage, mais il ne releva pas. Plus tard, cependant, il ne manqua pas de glisser dans les phrases anodines que s’échangent d’ordinaire deux êtres peu disposés à parler de l’essentiel, deux ou trois citations christiques bien senties. 
   Au moment de nous séparer et alors que nos voitures s’impatientaient, je l’assurai de ma profonde estime. J’ajoutai, dans l’espoir d’atténuer sa peine, que rarement entretien m’avait rendu aussi heureux. Emu aux larmes, il m’étreignit longuement et promit de m’accompagner de ses prières. Nous nous quittâmes sur ce pieux malentendu. Il ignorait qu’il m’avait révélé à son insu un prénom, me délivrant ainsi d’une longue torture. Je m’acharnais depuis des années à résoudre une énigme, mais une information capitale m’avait toujours manqué. Grâce à cet élément, tout était devenu lumineux. 

   L’histoire que je me propose de raconter maintenant remonte au temps du lycée et nombre de mes amis qui pourtant la connaissent ne la reconnaîtront pas. Je n’ai cessé, il est vrai, d’en donner différentes versions, toutes fantaisistes les unes autant que les autres. Dans un premier temps, quand l’âge imposait de se mettre en valeur, je l’avais enjolivée d’exploits dont je n’avais jamais été capable. Plus tard, cédant à cette manie venue d’Occident de culpabiliser pour tout et d’avouer ses échecs afin de paraître plus sincère, j’avais cité des faiblesses qui n’étaient pas miennes. A présent, l’envie de plaire m’a quitté, mais la gangue de mes mensonges est si épaisse que j’ai peine moi-même à retrouver le clair enchaînement des faits, comme si, lassé de mes errements, ma conscience se vengeait à me traîner sur les bords du néant. Je m'en tirerai cette fois en ne donnant qu'un résumé des événements de Pâques 19., ce genre me paraissant le plus apte à éliminer les détails inutiles. 

   Un matin, non sans forfanterie, j’avais proposé à Malala, la bibliothécaire du Stella Maris, une escapade à Mahambo(2). Ce genre de proposition, elle l’entendait dix fois dans une journée. Seule femme du lycée, elle attisait le désir de tous, mais savait opposer à ces envies d’homme, de cinglantes répliques qui nous renvoyaient à nos juvéniles platitudes. Peu nous importaient de telles réactions, en réalité. L’essentiel était d’oser. Nous apprenions la vie, et les rebuffades - pour négatives qu’elles fussent - n’étaient pas moins des réponses, toujours préférables à l’indifférence. Nous ne doutions pas qu’avec le temps, nous finirions par trouver les formules idoines : celles que susurraient aux oreilles conquises d’avance nos héros et faisaient se pâmer d’aise les cœurs les plus exigeants. Ce matin-là pourtant, Malala stupéfiait son monde : elle accepta. 

   Je profitais mal de ma bonne fortune parce qu’en même pas deux jours, nous traînions déjà notre ennui sur les plages désertes de la station. Y a t-il plus propice aux idylles pourtant, que ces endroits en morte-saison ? L’impression d’être seuls au monde, les cris des mouettes, le froid qui rapproche, et tant d’autres clichés… 
   Mon monde était simple. Respecter les aînés et se faire respecter des cadets, me tenait de viatique jusque là, et si quelque différend survenait, coups et taloches rétablissaient toujours l’harmonie. A Mahambo, pour la première fois, je voulus plaire à une personne qui refusait jouer le jeu et dont les méandres de la pensée me paraissaient inutilement tortueux. En réalité, je venais de quitter les rivages de l’innocence, mais je l’ignorais encore. Je ne savais ni ce qu’elle attendait de moi, ni pourquoi elle avait accepté de venir. Ses rires, sa tendresse me laissaient croire à une réelle intimité, mais elle s’emportait si facilement et savait, le moment venu, n’être plus qu’un bloc de haine. Prononcer seulement son joli nom, Malala(3), relevait en de telles circonstances d’une témérité dont je ne me sentais pas capable. 
   Lassé de nos mornes promenades, je lui fis part de mon intention de regagner la ville. Maugréant contre ma prétendue lâcheté, elle m’agonit d’injures que je ne veux pas répéter ici. Je regagnai le bungalow, rassemblai mes affaires et m’en fus à la station de taxi-brousse. Elle était là, qui m’attendait les mains vides, manifestement décidée à en découdre. Elle m’apostropha bruyamment, attirant sur nous tous les regards. Je choisis de l’ignorer. Elle se lança alors dans une scène des plus déplacées : noyant son beau visage sous les larmes, se roulant par terre, elle me suppliait de ne pas l’abandonner. Sans témoins, elle aurait pu être émouvante ; devant la foule de midi… J’essayai de la calmer, mais dus m’y prendre mal, car elle pleura de plus belle. Je passais aux yeux de beaucoup pour un faible ; les plus charitables me jugeaient inutilement sadique. A les écouter, il fallait la battre ou la laisser à d’autres ; je n’en fis rien, me contentant de la maudire intérieurement. La voyant se rabaisser ainsi, je me fis la réflexion qu’en bien peu de temps, mon désir le plus ardent avait fait place à la nausée. Je ne voulais plus avoir affaire à cette femme. Fuir m’aurait humilié, mais affronter les sarcasmes des passagers du car était au-dessus de mes forces. J’ajournai mon départ et nous retournâmes à l’hôtel. 
   Nous fîmes chambre à part et ne pouvant trouver le sommeil, je ruminais mon amertume. Je pensais à l’avenir. L’idée que Malala figurait peut-être mes amours futurs m’écœurait. Si je n’avais pas droit aux histoires paisibles, à quoi me servait-il de vivre ? Je bus pour chasser en vain ces noires pensées et, à une certaine heure, j’eus la très nette impression de ne pas être seul. Me souvenant avoir lu que, la nuit, des monstres venaient immanquablement peupler les miroirs, je fermai la salle de bains, ne me débarrassant pas pour autant de mon trouble. Me revinrent en mémoire, des histoires d’assassins derrière la porte, de cadavres dans les placards comme d’autres frayeurs de l’enfance. Je fouillai partout, sous les meubles, les draps ; j’interrogeai les armoires… Je le trouvai sous le lit : un serpent musculeux dont les écailles luisaient dans la pénombre. D’étranges plissures zébraient son corps. J’avançais ma main pour les détailler lorsque j’eus ce choc qui, aujourd’hui encore, me fait détester les surprises. C’étaient des yeux, des dizaines d’yeux qui s’ouvrirent en même temps ! qui me fixaient ! L’idée de prendre les jambes à mon cou m’effleura un instant, mais aucune agressivité n’émanait de cette vision singulière. Au contraire, ses regards témoignaient d’une tristesse incommensurable. “ Détresse. Je sais ce qu’est ce mot, maintenant ”, avais-je pensé, alors. Pris de compassion, - mais peut-être était-ce l’alcool - je sentis sourdre, au plus profond de moi, une colère dont la violence me surprit. Nul ne saurait dire combien de temps dura notre face-à-face, mais il vint un moment où mon intrus se mit à répandre des torrents de larmes. 
   - Que puis-je faire pour toi ? Demande-moi ce que tu veux, lui murmurai-je. Je ne peux supporter de te voir ainsi. 
   Avec de pauvres mots, je tentai d’alléger sa peine, n’y parvins pas, et pleurai à mon tour. Un léger bruit, dans mon dos, me fit comprendre qu’elle avait assisté à toute la scène. Malala se tenait dans l’embrasure de la porte, semblant hésiter sur la conduite à tenir. Parce qu’elle semblait perdue, je sentis mon amour-propre m’abandonner. Je lui offris d’entrer et quand elle vint se blottir dans mes bras, n’eus pas le courage de la repousser. 
   - Je ne te savais pas si sensible, murmura t-elle. Laisse-le où il est. Tu ne peux porter seul le fardeau de la terre entière.     
   - Je ne te savais pas si cynique, lui dis-je, à mon tour.
   - Tu le seras quand tu comprendras que le malheur n’est pas œuvre humaine, me fut-il répliqué, avec amertume.
   - Je t’ai détestée, avouai-je, alors que nous étions assis sur le perron.
   - C’était réciproque. Je n’aime pas que tu me prennes pour ce que je ne suis pas. Tu es comme les autres ; pour vous, ou je suis une tentatrice, ou je suis un ange.
   J’allai protester, mais elle n’avait pas tort à la réflexion. Nier n’aurait pas été honnête. Cette vision tranchée de la réalité avait été mienne, mais je venais de comprendre qu’elle était caduque à jamais. Je sentais confusément qu’il fallait désormais avancer à pas comptés dans un monde sans certitude, où chaque situation réclamait sa propre vérité.
   Je cherchai mes mots :
   - Pourquoi ce “ vous ” ? Laissons mes amis où ils sont. Tu te trompes si  tu penses que je ne puis penser par moi-même et, surtout, si tu me juges incapable de changer.
   - Tes amis… Toi… Je ne pensais pas qu’à vous, répondit-elle, mais…
Elle laissa sa phrase, en suspens

De lourds nuages obscurcissaient le ciel m’empêchant de voir son visage, mais je savais qu’il souriait. Avant de regagner la chambre, elle posa cette étrange question :
   - Connais-tu la Genèse ?
   - C’est la plus invraisemblable des légendes, répondis-je, mais elle est belle.

Cette nuit-là,… je devins un homme.
Le lendemain, je me réveillais seul. Le serpent avait disparu et Malala était partie. Je ne devais plus jamais la revoir. Les effluves de son parfum, comme d’infimes détails, me convainquaient que je n’avais pas rêvé. Elle n’avait pas laissé de lettre d’adieu.
Voilà toute l’histoire. On m’a souvent demandé quelle était l’énigme. Elle me paraît évidente pour qui veut bien considérer les indices suivants :

   1) D’abord Le serpent. C’était un Anaconda, je suis formel. J’ai toujours été passionné par les animaux et, des années durant, l’Encyclopédie du monde sauvage avait été mon livre de chevet, mon refuge. Je n’ai nul besoin de m’y replonger pour savoir que l’Anaconda  - ou Eunecte -, le plus grand des ophidiens, hante les forêts et mangroves d’Amazonie, non celles de Madagascar.
   2) Malala, en outre, n’avait pas laissé de lettre. Il a été objecté qu’il n’y avait rien d’étrange à cela. Je sais qu’il ne manque pas de nuits d’amour finissant ainsi, où l’un s’éclipse avant que l’autre se réveille, mais il s’agit d’une explication romantique, très moderne. Il ne faut pas l’oublier : cette histoire s’était déroulée, il y a près d’un quart de siècle ! A l’époque, point n’était besoin de recourir à de tels subterfuges pour se persuader d’exister davantage. Si on partait, on disait pourquoi on partait. Malala - j’en suis convaincu - avait pensé à m’écrire. Pour une raison que j’ignore, elle en avait été empêchée. La présence exceptionnelle de ce reptile, à des milliers de kilomètres de son habitat naturel m’a toujours persuadé que cette nuit n’avait pas été une nuit pour rien. Depuis, j’ai fatigué ma perspicacité à tenter de réécrire ce mot qu’elle n’avait pu laisser.   

   Aujourd’hui, je possède enfin tous les éléments et je suis en mesure de reconstituer cette lettre. Je vous épargne les premières lignes, elles ne vous concernent pas. Voici le passage capital, à mes yeux : “ … tu peux témoigner maintenant que le serpent est bien plus rusé que le Livre ne le rapporte. Face à un tel désespoir, qui peut résister ? ”  Et parce que Malala n’était qu’un surnom, elle aurait signé de son vrai nom ( la clé que Frère Jaotombo m’avait livrée fortuitement ) : Eva.

(1) Stella Maris : ancien petit séminaire de la région Est, réhabilité en lycée de garçons, où le narrateur acquit ses premiers rudiments du français.
(2) Mahambo : station balnéaire au nord de Toamasina.
(3) Malala : ma bien-aimée, mon cœur…

2 commentaires:

Airelle'R a dit…

Toujours égal à toi même! Mystère et frissons garantis :-)
Merci de continuer à partager ici, malgré les autres supports du web (FB, Twitter, etc.)

Matt a dit…

Cool. Je commence à me sentir à l'aise dans ton univers l'ami ! Merci de perséverer, je rejoins ce que dis Airellle'R. FB et twitter ne sont pas adaptés aux textes un peu longs