vendredi 17 février 2012

Resaka Jack Body sy Jenny Fuhr...

... ou quand les étrangers revisitent nos classiques.

Il est arrivé à Fossa B., à moi-même et à bien d'autres, de nous étonner de la faible notoriété de la musique malgache à l'extérieur. Ce sont plus des cris du coeur que des remarques mûrement réfléchies. Il faudrait pour bien faire argumenter davantage, réaliser des enquêtes, définir ce qu'est la musique malgache (qui est protéiforme), préciser ce que l'on entend par extérieur... bref étayer une thèse qui déborderait du champ d'une interview, d'un blog d'humeur ou encore d'une discussion entre amis. Et même à supposer qu'un tel effort soit entrepris, l'on se rendrait compte, in fine, que Madagascar n'est pas moins bien loti que le Malawi, la Moldavie ou la France (si tant est que la France d'aujourd'hui ait une musique qui lui soit propre).
Il est, bien entendu, toujours loisible de penser au reggae, à la salsa, au blues ou au rap – qui transcendent leurs lieux d'origine – mais le temps n'est pas arrêté et un jour viendra peut-être où les dancefloor du Nord s'encanailleront aux rythmes endiablés des Tandroy du sud-ouest de notre île. En attendant, des "Lagardère" viennent à nous, périodiquement, curieux de la variété et l'originalité de nos chants. Jack Body et Jenny Fuhr sont les derniers en date. Musicologues tous deux, férus d'exotisme, ils ont pris la peine d'aller chercher ce qui se trouve aux antipodes de leur univers culturel habituel. Leurs démarches pourtant diffèrent et, même si la musique n'est pas une compétition, force est de constater que la copie de la cadette est autrement plus séduisante que celle rendue par son aîné.

Jack Body est le plus connu des compositeurs néo-zélandais contemporains. Sa notoriété a dépassé depuis longtemps les brumes d'Auckland et son site peine à rendre compte de ses intérêts et activités multiples. Son intérêt pour la culture asiatique fait que les Indonésiens disent de lui alternativement qu'il est le plus Néo-Zélandais des Indonésiens ou... l'inverse. Chercheur inlassable de nouveaux sons, il est tombé sur le Marovany (variante de notre valiha national), a écouté inlassablement nos artistes et s'en est inspiré pour ses propres créations. Séduit au plus haut point par Rakotozafy, notre plus grand maître, il lui a emprunté le titre originel de Samy Faly, pièce qu'il a ensuite transcrite intégralement, se contentant de rajouter quelques fausses (?) notes, si brèves qu'elles passent inaperçues (en 00.55 et 02.33 dans l'extrait ci-dessous). Il ne joue pas lui-même, mais a confié ce soin à deux guitaristes, Norio Sato et Kei Koh, concertistes de renom. Voici cette pièce :


Le résultat est... déroutant. Jack Body, de lui-même, affirme que cette pièce est une création, mais la ressemblance avec l'original est telle qu'on a peine à le croire. Il est dès lors impossible de ne pas les comparer et la conclusion est sévère : c'est mauvais. Des oreilles peu habituées se laisseraient peut-être prendre de prime abord, mais - même elles -, à la longue, ne pourraient ne pas en remarquer l'exécution mécanique et désincarnée. Certes il se joue avec maestria de toutes le chausse-trappes techniques mais une musique n'est pas qu'une succession de notes et il est étonnant qu'il ait manqué à ce point l'essentiel : le rythme, la respiration, c'est-à-dire l'âme même du morceau.

Concrètement, il semble s'être faché avec les crescendos ; ne cherchez pas non plus de syncopes, deux procédés qui rendent pourtant le jeu de Rakotozafy reconnaissable entre mille. Ceci par exemple** :



Samy faly entraîne tout Malgache qui l'entend sinon à danser, du moins à bouger le haut du corps pour en accompagner le rythme. Avec la version de Jack Body, c'est impossible ! Compréhensible s'il s'était agi d'un dilettante, ce l'est moins venant d'un tel professionnel. Alors où le bât blesse t-il ? Pourquoi ce morceau ne semble pas lui « parler » ? Peut-être parce que, précisément, il ne parle pas le malgache ! Est-il seulement venu à Madagascar ? Il aurait remarqué que dans beaucoup de nos morceaux traditionnels, paroles et instruments sont interchangeables, et comme l'on parle avec des intonations, apprivoiser d'abord la langue permet d'éviter le piège des partitions arides et sèches.

Ce préalable, Jenny Fuhr l'a très bien compris. Elle accompagne Erick Manana - un autre grand de chez nous dans son genre - chante et joue du violon, et ce qu'elle parvient à en tirer est proprement stupéfiant. Comme l'accordéon diatonique (Gorodao), le violon a été adopté par les Malgaches bien avant la colonisation et il est utilisé dans toutes sortes de genres musicaux. La musique des hauts-plateaux n'étant pas trop complexe (moins que celle de Rakotozafy), il est relativement aisé d'en maîtiser la technique. Voilà pourquoi chez nous les virtuoses sont légion, mais j'ai rarement entendu quelqu'un d'autre qu'elle jouer avec autant de justesse et d'à propos. Il lui arrive même d'improviser, de jouer différemment de nos instrumentistes - elle lie très peu les notes - mais c'est tellement bien fait que l'on remarque à peine ces passages. Elle est allemande et sa langue maternelle est on ne peut plus éloigné du malgache. Pourtant, manifestement, elle l'a appris et le parle - le chante en tous cas - sans accent. Ses intonations sont, de ce fait, justes et quand elle prend son violon, les notes coulent de source, fluides. Les sons d'un violon ne s'adressent pas seulement à nos oreilles, surtout quand il s'agit d'une chanson nostalgique, mais directement à l'âme, à cet imaginaire collectif où, pour nous, Malgaches, le temps est aboli. J'ignore si beaucoup d'oreilles étrangères peuvent être sensibles à ce genre très particulier, très codifié des complaintes de l'exilé (vazon-dRavalovotaka) : ce n'est guère dansant, n'a rien à voir avec ce que l'on appelle habituellement "musique des îles", mais la nostalgie est notre grande affaire. Nous pouvons feindre d'ignorer que d'autres peuples s'y complaisent eux aussi : ainsi des Lusophones avec leur saudade, des Roumains leur dór, des Celtes l'hiraeth, etc. Nous pouvons admettre que le monde extérieur ne nous écoute pas, voire qu'il n'existe pas, mais l'ironie - la douce ironie - est que, dans la nostalgie, ce soit une étrangère qui nous catapulte le mieux depuis quelques temps.

La voici avec Erick Manana dans feom-baliha tokana:




* : à propos de Body et de Fuhr.
** : en fait, il ne s'agit pas exactement de Samy faly, mais de Ramanjanareo, un titre/clone - vous reconnaîtrez aisément les phrases - l'enregistrement que Body a transcrit étant introuvable sur le net

9 commentaires:

Pela a dit…

Ha ha ha zalahy ! Avec ce titre, toi direct en enfer ! Je ne me reconnais pas vraiment dans cette affaire de nostalgie, mais je reconnais beaucoup de nos compatriotes. Mes ancêtres ont toujours vécu sur des pirogues et comme la mer est vaste et sans frontière, ils se sont toujours sentis chez eux dès qu'ils s'éloignaient des rivages. J'ai hérité de leurs gènes. La dernière chanson est magnifique.

Anonyme a dit…

Dray ! Mba hafa kely indray izany hitondran’ise ny baolina izany ! Mahafinaritra satria matsilo. Ary tsy hevitro izaho irery fa hevitray efatra mianadahy iray birao mihitsy. Hita fa tena mandinika ny zava-misy ise. Ary ny tena mahavariana dia toa ianareo any ampita indray no mampianatra anay hijery izay ambany maso. Raha Rakotozafy aloha dia hikohizana, tsy misy tsy mihaiky fa izy no kalaza indrindra eto Madagasikara. Betsaka ireo te-hitovy aminy fa hatramin’izao aloha dia mbola tsy nisy namokatra. Marina mihitsy fa raha tsy hentanin’ny fo sy saina malagasy dia tsy ho tafavoaka velively izay tiana hatao satria harena nentim-paharazana io.
Tsara ry ise fa tohizo e ! Dia ho tahian’Andriamanitra.

Rakotoarison M

fan_de_... a dit…

Point de vue intéressant, mais un peu limitatif, tu ne crois pas ? Si on te suit, il faudrait jouer du Chopin comme Chopin himself, Round about Midnight comme Monk et si on élargit le registre, on devrait toujours jouer les pièces de Shakespeare en costumes d’époque. J’ai tendance à penser que la musique en particulier, et l’art en général sont universels. Nous les recevons tous différemment et si nous avons du talent pour les rendre, la rendition sera forcément subjective. Dès lors chacun est libre de s’approprier ce qu’il veut comme il veut. Dans mon cas perso, je pourrais dire que dès que je speake angliche il pleut et pourtant il m’est arrivé de jammer avec des Américains sans qu’on ne me reproche mon phrasé. Refuser cette liberté, n’est ce pas cantonner la musique à l’immobilisme ? En fait, je n’affirme pas, je réfléchis tout haut, mais l’idée qu’il y ait des frontières dans l’art heurte mes convictions

fan_de_... a dit…

Mes oreilles étrangères ne sont pas du tout réfractaires à la chanson d'Erick Manana et Jenny Fuhr. Etrange, mais bien belle ballade !

Matt a dit…

Fan_de, les frontières existent, ce qui importe c'est de savoir si elles permettent les passages ou non. Tu peux jouer hamlet habillé en astronaute, mais si tu déclames le texte n'importe comment, ça ne le fera pas.
Je comprends Laingama, bien que je sois incapable de porter un jugement esthétique sur la version de Jack Body, ayant une connaissance plus que limitée de la musique traditionnelle malgache.

Pela a dit…

Je confirme, le Samy faly du Néo-Zélandais ne sonne pas du tout comme il faut. C'en est même dérangeant après un moment, mais c'est parce que nous les Malgaches, nous connaissons ce morceau par cœur.
Mais ce que dit fan_de_ m'interpelle parce que je réécoute en ce moment du vieux blues et you know what ? C'est en français ! Bill Deraime pour ceux qui connaissent. Et je vous assure que ça pète :-D
Bref, que dois-je penser ?

Ndrema974 a dit…

Wouaou le titre :D
Parler la langue ou vivre un minimum sur place, sans ça t'as pas le mood, c'est clair.
D'accord avec tout le monde Erick Manana et Jenny Fuhr, c'est top.

Voahangy a dit…

Qu'entendez-vous par elle ne joue pas comme les instrumentistes malgaches en ne liant pas les notes ? Merci d'avance

laingama a dit…

@ fan_de_j:

Je ne dis pas exactement ce que tu penses que je dis..., mais mes réflexions rejoignent par moment les tiennes. Hors de question de refuser la liberté à qui que ce soit bien sûr. L'interprète joue comme il l'entend et l'auditeur juge ce qu'il entend. Ma critique est sévère, mais il n'est pas impossible - comme le dit Pela - que c'est parce que je connais ce morceau par cœur.

@ Pela:

Si tu écoutes le meilleur bluesman français évidemment... ;-) Il a le beat, le flow et surtout la voix. Ça ne peut que marcher.

@ Voahangy:

Arf, si tu ne t'y connais pas solfège, je vais ramer ;-)
Je me lance. Quand Jenny Führ doit jouer 4 même notes d'affilée (un ré par exemple), elle les détache bien (en laissant 3 brefs intervalles de silence entre elles). Elle rendrait son jeu plus mélancolique encore, si elle supprimait ces silences.

Ecoute Maurice Halison et tu comprendras tout de suite : http://goo.gl/xabwr