mercredi 24 août 2011

Jorge Luis Borges


Jorge Luis Borges aurait eu 112 ans aujourd’hui. Il n’y a personne que j’ai lu et relu autant que lui. Dans mon panthéon personnel, il trône tout en haut, à la première place. Je pourrais me fendre d’un hommage qui bien que sincère ne serait qu’une juxtaposition fastidieuse de superlatifs: exercice trop subjectif pour être sensé. Je pourrais dire tout aussi bien qu’il n’a cessé de m’inspirer et m’arrêter là. Ce serai mentir par omission, parce que cette inspiration m’avait poussé un jour à écrire une nouvelle. La voici. C’est un tueur qui parle et un homme, jeune encore à l’époque - pas fini donc- qui tient la plume. Soyez indulgents.


L’INCONNUE DE PORT-SUAREZ


"Personne ne peut savoir si le monde est fantastique ou réel, et non plus s’il existe une différence entre rêver et vivre." Jorge Luis Borges


Inquiétant le fond d’une ruelle, l’entrée mollement interdite par un rideau de perles de bois, le Tongava re est l’un de ces bars qui ternissent la réputation de Port-Suarez. En ont fait leur repaire, les trafiquants habituels et leurs femelles querelleuses ; quelques marins rejetés par la mer et… celui qu’on ne croise jamais sans terreur : Tshombe LeNgeza. Tshombe, vil proxénète, plusieurs fois meurtrier, monstre que même les bagnes avaient fini par vomir tant il les déshonorait. Tshombe dont la mémoire sera calomniée pendant des générations, avec raison. Rien de ce qui se murmure sur son compte n’est excessif. Je le sais. Je suis cet homme.

Les ténèbres justifient la lumière et il n’est de martyrs sans bourreaux. Que serait le Bien sans l’Abomination ? L’amour sans la haine ? Refuser cela, c’est blasphémer, renier le Tout‑Puissant ! Quant à moi, savoir que j’ai une place – peu importe laquelle – dans ce monde qu’il eut la faiblesse de commettre, suffit à ma peine. Si mon destin est d’incarner le Mal, j’incarne le Mal ! S’il faut un maudit pour mener certains à la béatitude, que je sois ce maudit ! Je n’en éprouve ni fierté ni honte. Je suis ce que je suis et si ma narration évoque l’emphase, je n’y peux mais. Je n’ai simplement pas d’autres mots pour décrire une réalité monolithique, sans aspérité aucune.

Il y a quelque temps, une inconnue vint troubler la monotonie des nuits en entrant, seule, au Tongava re. Avant d'avoir prononcé le moindre mot, avant même que de s’habituer à la pénombre, son destin était scellé: elle était à moi. Lecteur, crois-le ou non, elle vint d’elle-même s’installer à ma table, exauçant mon rêve – celui de tout fauve, en vérité – de proie consentante. Qu’elle pût, sans faillir, soutenir mon regard me stupéfiait davantage. “ Prétentieuse comme une jument mal dressée ”, avais-je pensé alors. Pareille audace signait son origine : elle venait de Vohitsara, capitale perdue où les hommes ne savaient plus se faire respecter.
- Vous trouver n’a pas été simple, dit-elle. A cause de votre réputation, vous êtes partout à la fois.
- J’ignore, fis-je, si c’est un compliment ou un reproche. Je sais seulement que ma lame prolonge mon bras. Si elle disparaît de ma vue, c’est qu’elle entaille une chair.
Elle fit mine de comprendre.
- J’aimerais que mes lecteurs vous comprennent un peu mieux dit-elle. Racontez-moi un de vos exploits et je ne serais pas ingrate.
- La longue pratique des menaces et des injures a amoindri mes talents de conteur, si tant est que j’en aie jamais eus, lui avouai‑je, mais pourquoi tiens-tu à connaître ma vie ?
- Votre histoire m’intéresse, mais je me méfie de mon imagination. Je n’ai aucune confiance non plus en celles de vos fréquentations, ajouta t-elle.
- Alors tu ne me croiras pas. Tu le dis peut-être de manière élégante, mais tu insultes mes amis. Beaucoup ont péri pour moins que ça.
Alors seulement, sa détermination vacilla. Désespérément, ses yeux cherchèrent la sortie, mais ma main enserrait déjà la sienne et je compris à ses spasmes ce que lui coûtait d’être venue m’affronter dans mon antre. Ce qu’avait osé cette frêle créature pourtant, peu de brutes l’auraient tenté et le ciel était avec elle. Ce soir-là, seuls des cloportes traînaient dans le bar. Aucun ne se permettrait de témoigner de la mansuétude de Tshombe. Et puis, ses longs cheveux noirs ondulaient imperceptiblement, inventant une brise improbable en cet endroit... J’attirai sa chaise contre la mienne et lui chuchotai à l’oreille:
- J’ai mieux à te proposer : laisse-moi te guider dans les dédales de cette ville, là où tes semblables n’oseront jamais mettre les pieds. Ainsi, tu croiras ce que tu verras parce que ce sera ta propre histoire.
Elle n’avait pas le choix et n’hésita pas longtemps.

Je l’avais entraînée dans les bas‑fonds, tant je connaissais pour m’en être déjà servi, cette sorte de fascination qu’exerce le spectacle de la déchéance humaine sur certaines âmes sensibles. Comme je m'y attendais, elle frémit à la vue de ce qui restait d’un homme flottant dans un canal et l’horreur déforma ses traits, plus tard, quand, d’une cahute désespérée nous parvinrent les lamentations d’un vieillard qu’on frappait. Sous le voile des ténèbres, l’homme révèle souvent sa vraie nature de bête si peu fréquentable. Pas une seule fois cependant, mon inconnue n’émit le souhait de revenir à la lumière. Son ombre, au contraire, eut tôt fait de précéder la mienne et si la peur l’avait tenaillée un temps, elle avait réussi à l’oublier tout à fait. Pleine d’esprit, de compagnie fort agréable, elle était la preuve vivante que l’autre moitié de l’humanité n’était point condamnée aux jérémiades, à la duplicité. Ses incessantes questions m’agaçaient certes - elle les formulait avant de se demander si elle ne pouvait y répondre elle-même -, mais elles avaient l’accent de la sincérité. Aucune ne recelait cette sorte de jugement a priori qui nous condamnait toujours, nous, gens de Mahafaty(1).Sa compassion à l’égard des damnés semblait sincère et quelque chose en elle, si l’on n’y prenait garde, suscitait la confession. J’avais, bien entendu veillé à ne pas relâcher ma vigilance, mais mon attitude conciliante, le choix de notre itinéraire et des détails auxquels je n’avais peut-être pas pensé, ne parlaient-ils pas pour moi ? Et que penser de l’épanchement soudain de Dziva, avec qui nous avions fait quelques pas ? Ce redoutable mpaka fo(2) peu prolixe d’ordinaire, lui confia qu’il ne laisserait pas ses victimes exsangues, si l’Hôpital (“ ces affameurs ”, disait-il ) ne refusait de lui acheter son propre sang (malade, mais il le tut). Les indignations de cette canaille s’avéraient souvent captivantes, mais la manière atroce qu’il avait eu de fixer le cou de mon invitée m’avait déplu. Je lui fis comprendre qu’il n’avait pas intérêt à s’éterniser s’il souhaitait jouir quelques temps encore de ses seringues. Elle s’enquit, après qu’il eut déguerpi:
- Croyez-vous qu’il nous ait dit la vérité ?
- Si la vérité est ce dont nous nous servons pour justifier nos actes, alors la réponse est oui, répondis-je.
Crédule ou déçue, elle ne releva pas. Plus tard, elle acceptait de boire l’alcool cristallin que distillaient des Androrosy(3) et je la vis esquisser son premier sourire quand elle caressa le sabre qui devait décapiter le tyran.

Aujourd’hui, la vérité m’oblige à reconnaître que cette descente dans les entrailles de Mahafaty n’avait pas été édifiante que pour ma seule obligée. A plusieurs reprises, j’avais été troublé, moi aussi, par ce qu’elle m’avait forcé à voir.
- Regardez comme cette femme est belle, dit-elle.
- C’est Pela, précisai-je. Elle travaille pour moi.
La jeune prostituée préparait son repas sur le pas de sa case, mais un enfant venait la déranger sans cesse. Elle devait lui conter de jolies choses parce que même la forêt toute proche semblait retenir son souffle afin qu’il n’en perdît pas une miette. Dans la profondeur de la nuit, le petit visage s’illuminait d’une paisible clarté et les seules braises du foyer ne pouvaient expliquer un tel miracle. Pour une fois, je n’avais pas ressenti le besoin d’aller lire dans les yeux de Pela, la terreur que je lui inspirais d’habitude. Ceci encore : je fréquentais ces endroits depuis toujours et, pourtant, elle parvint à me faire découvrir des perspectives et des symétries que je n’avais jamais soupçonnées. Sous le chaos apparent de l’enfer se cachait donc un ordre. En découvrir la justification réclamerait une vie. Je n’en demandais pas tant : quelques nuits avec elle me combleraient, mais - je ne l’ignorais pas - ma condition de violent ne permettait une telle pause. Mon mode de vie ne pouvait tolérer le moindre relâchement et si je devais, un jour, connaître la sérénité, ce serait pendant ce court moment d’abandon qui précédera ma mort.

Lorsque l’horizon daigna se parer des couleurs du matin, je retrouvais ma ville, dans son implacable laideur. J’étais de nouveau prêt à relever ses défis, certain qu’une telle nuit de faiblesse n’adviendrait jamais plus.
- Ecrire est mon métier, dit-elle, et ma vie ne sera pas assez longue pour épuiser la matière accumulée cette nuit.
Elle dit encore :
- Je vous ferai grâce de leurs noms, vous les oublierez de toute façon, mais par-delà les mers, d’autres ont donné au monde des chefs-d’œuvre en ne traduisant que la moitié de ce que j’ai vu. Si les dieux m’assistent, alors...
- Te fallait-il venir jusqu’ici ? Demandai‑je. Ton monde est-il à ce point désert ?
- Hélas, soupira t-elle, il nous est venu de l’étranger, l’amour excessif de la nouveauté. Ce qui est pérenne n’intéresse plus : la vraie vie et ses entêtantes répétitions, par exemple. Les valeurs ont changé et, à l’heure où je vous parle, il est de bon ton d’admirer les choses laides. L’extravagance, la différence sont aujourd’hui des vertus et demain nous nous enticherons d’autres broutilles. Tout est important ; autant dire que rien ne l’est, ajouta t-elle.
- Ici aussi, lui dis-je, le temps s’emballe parfois, mais une bonne tuerie remet toujours tout en place.

Nous restâmes un moment silencieux. Je me rappelai alors que hormis Dziva et les mendiants, peu nous avaient adressé la parole. Lorsqu’en une ou deux occasions, à la lueur d’un clair de lune, j’avais croisé des regards, ils étaient emplis d’inquiétude. Je venais d’en saisir la raison. Je demandai :
- Raconteras-tu vraiment cette nuit ?
- Je le ferai, répondit-elle
- Alors n’omet aucun détail. Surtout n’oublie pas de préciser qu’à l’aube, tu as péri.
- Merci, murmura t-elle, lasse, mais terminer le récit par ma mort serait verser dans le sensationnalisme, genre maintenant dépassé.
J’eus quelque mal à lui faire comprendre que mon souci n’était pas d’interférer dans ses pratiques littéraires. A son corps défendant certes - mais n’était-ce pas ce qu’elle avait souhaité ? - elle avait violé l’intimité des miens. Ses écrits susciteraient peut-être l’enthousiasme, mais aussi - parce que des ignares usurpent la qualité de lecteur, sous prétexte qu’ils savent lire sans ânonner - les sarcasmes ou la pitié. Cela ne peut, ni ne doit. Elle devait mourir.
Cette idée, j’en suis persuadé, m’avait été soufflée par les sages esprits de nos ancêtres. Ils m’avaient choisi, moi, l’irrécupérable, pour assurer la tranquillité de notre Sud bien aimé, afin que les jours qui se succèdent s'y ressemblent indéfiniment.

Comme je me l’étais promis, je l’ai souillée dans l’herbe humide. Puis, avant que n’explosent son dégoût et sa fureur, je l’ai tuée.
Port-Suarez, juin 1990.


P.-S. J’ai omis de préciser que je l’ai dépouillée de tous ses effets – ceux qui me connaissent l’auront supposé -. J’ai dilapidé son argent et son collier a déraisonnablement enrichi une de mes poches des semaines durant. Ce matin, sans que je puisse l’expliquer, cette parure a disparu. Ainsi, ne reste t-il plus aucune trace de ce périple dans les ruelles de Port-Suarez. Seul demeure le souvenir, mais il n’est pas une preuve. Peut-être, l’un de nous deux a t-il seulement rêvé de l’autre.
Port-Suarez, août 1990.




(1) Mahafaty : littéralement “ où l’on peut mourir ”, bidonville de Port-Suarez..
(2) Mpaka fo : traduction de voleurs de cœurs, mais il s’agit d’une incorrection. Charmeurs, maîtrisant parfois l’hypnose, ces criminels aspirent le sang de leurs victimes, à l’aide d’une grosse seringue. Mpaka ra ou “ voleurs de sang ” serait, ainsi, plus approprié, mais le succès de ce terme – qui leur rendrait justice – n’a, curieusement, jamais franchi les limites de leur confrérie.
(3)
Androrosy : caste de mendiants

11 commentaires:

airelle a dit…

Bravo laingama. Tout simplement magnifique. On a le droit d'en redemander ? :-)

Matt a dit…

Hé bé !

Toi, tu es un serial killer, ce n'est pas possible autrement :-D

"Deshonorer mes bagnes", j'ai adoré.

Matt a dit…

les bagnes

Marion a dit…

Tu la racontes bien, mais je n'accroche pas. Elle fiche trop la trouille ton histoire. Brrrr

airelle a dit…

hihihi Avoir la chair de poule après une nouvelle de Borges ou dans son style, cela est courant :-B Mais rassure-toi Marion, il y aussi plein d'autres nouvelles, moins effrayantes :-)

Marion_bisounours a dit…

Je continue. J'ai relu cette histoire après l'avoir laissée quelques jours et c'est bon, la trouille a disparu. Ce qui est nouveau que je ressens maintenant de manière très diffuse une certaine angoisse. J'imagine que c'est le but et comme c'est fichtrement bien écrit, c'est réussi. L'angoisse vient de la découverte qu'une personne est toujours un puits de mystère, que Laingama est peut-être un serial killer ou qu'il lui arrive parfois de penser comme un serial killer. Et ce qui est valable pour lui l'est pour tout le monde, moi compris même si je refoule. Avouez que c'est flippant !

Anonyme a dit…

Salut Laingamatoa. C'est bien mais je n'ai pas tout compris. C'est quoi le but ?

Nalisoa R.R

Diane13300 a dit…

En musardant sur le blog collectif Malag@sy Miray, je suis tombée sur le vôtre, attirée par la photo de Borges. J'avais oublié cet écrivain qui pourtant m'avait passionnée quand j'étais étudiante. A son instar, je pourrais modestement vous adresser la même critique: derrière la brillance des propos, il y a comme comme une réticence à se livrer totalement. Vous avez saisi la quintessence de son art et votre hommage est une très belle réussite, mais on a envie que vous en disiez plus sur vous. La prochaine nouvelle, peut-être ?

Matt-le-retour a dit…

Serial killer c'était une blague. En fait je ne pense pas que laingama en soit un. Je ne pense pas non plus qu'il nous raconte l'histoire d'un serial killer. Mon hypothèse est qu'il essaye de faire passer un message. Lequel ? Je ne suis sûr de rien, mais j'en propose 2. En premier, la défense de ce qu'il nomme bas-fonds que je traduirais par petit peuple. Avez-vous remarqué que malgré l'odieuseté de Tshombe, il nous paraît plus sympathique que la gourde de journaliste suicidaire qui vient le provoquer ?
Et en second, une critique de la société moderne qui va trop vite et laisse beaucoup de gens sur le carreau. Pour moi Tshombe est moins un tueur qu'un utopiste. Et pour vous ? Et qu'en pense laingama ? Ohé ! T'es où ? On patauge :-D

laingama a dit…

Vous avez plus d'imagination que moi. Serial killer ? Message ? Wow ! Je n'y ai pas pensé, l'inconscient peut-être... je ne sais pas, il faudrait que je creuse, mais ce n'est pas mon métier - ni celui d'écrire d'ailleurs -. Les fictions que j'ai pu commettre ne sont ni autobiographiques ni des confessions. Au mieux, elles permettent aux plus perspicaces de cerner vaguement le personnage Laingama; quant à la personne qu'il y a derrière, laissez-moi croire qu'il faut plus d'intimité (beaucoup plus) IRL pour la connaître un peu. Et encore... Rien de cachotterie volontaire là-dedans, seulement l'insondable mystère du moi. Qui-suis-je ? A t-on jamais une réponse satisfaisante à cette question ?

Pela a dit…

Je ne sais pas si je devrais être vexée que tu aies choisi mon prénom pour le donner à une fille de mauvaise vie ou être flattée de le retrouver dans ta nouvelle :-)
je l'ai trouvée baroque moi cette histoire; inattendue. Elle ne fait pas peur du tout. Je l'aime bien